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I N T R O D U C T I O N
Un salaud très conventionnel et
un grand artiste…
Peindre une vie, et la
raconter, c’est toujours, plus ou moins, avoir affaire au sacré.
Une vie n’est racontable que depuis la mort. C’est
la mort qui, en
imposant une fin au récit d’une vie, permet, de décider ce qui en fait
les épisodes clefs. C’est autour du cercueil que les grandes synthèses
se font dans la mémoire des survivants : la collection des anecdotes
s’organise en lignes de force, les épisodes décisifs sortent du fatras
quotidien, les dernières paroles du mort se gravent dans les mémoires
comme des devises ou des prémonitions.
La mort est une grande monteuse virtuelle. La mort ne fait qu’un
avec la révélation. Le plus grand des maux, le plus mystérieux, la mort,
se retourne en agent du plus grand bien, le sens. Le mal accouchant du
bien : cette ambivalence impossible et concrète est celle du sacré. Le
dieu est terrible et bienveillant. La biographie, en tant que telle, est
en rapport avec le sacré. L’archétype de la biographie est sans doute à
rechercher du côté de la vie des saints. Et les Confessions de saint
Augustin ne sont-elles pas la toute première autobiographie ? Mais
ce qui est vrai du genre biographique tout entier l’est peut-être plus
encore de la biographie d’artiste. Sans doute parce que l’artiste, le
créateur, est, dans les sociétés laïques, la dernière figure qui
recueille les miroitements du divin, la biographie d’artiste est le lieu
où les échos du sacré restent perceptibles le plus nettement. C’est
aussi, et dans cettemesure, le genre le plus exposé aux illusions
d’optique créées par l’ambivalence du sacré. Comment l’absolu (l’œuvre)
peut-il naître du relatif (l’existence), comment l’ordre (le sens)
peut-il naître du chaos et de l’obscurité des choses (le monde), comment
une seule et même personne peut-elle abriter un grand artiste et un
salaud ? Mais parler d’ambivalence, c’est ne rien dire. C’est nommer
sans expliquer. C’est tout au plus désigner un effet d’optique à nos
regards fascinés. L’idée de l’ambivalence nous berce dans la
contemplation d’un mystère qui nous terrorise et nous assujettit :
l’énigme d’une divinité capable du plus grand mal comme du plus grand
bien. Pire : d’une divinité, l’artiste, dans laquelle l’aptitude au bien
ne fait qu’un avec son aptitude au mal. On entend dire, cela se dit,
que des grands auteurs sont tous réactionnaires. Ce qui signifie, là
encore, plus et autre chose que la simple juxtaposition du bon et du
mauvais. Cela signifie que l’on est le résultat du mauvais. Que Leni
Riefenstahl ait été nazie rajoute, aux yeux de beaucoup, au mystère et
au prestige de son œuvre. Et dispense, le plus souvent, de se demander
ce que vaut l’œuvre en question. Obscurité, mystères, terreur. Le
scénario de l’ambivalence, sous des apparences d’analyse, entretient la
confusion.
L’illusion à combattre, c’est celle qui fait la substance du mystère
fascinant, son épaisseur ; la concaténation du bien et du
mal. Lovecraft était conservateur ou même réactionnaire. Et il était
un grand artiste. Pas tout de suite. Il l’est devenu. Mais s’il l’est
devenu, c’est ailleurs et autrement qu’à travers on ne sait quelle
mystérieuse transmutation de ses convictions racistes et
anti-démocratiques en beauté et en vérité poétique. Il est devenu un
grandartiste lorsque son œuvre s’est révélée capable de contourner les
constructions de l’idéologie et de refo-muler, selon ses procédures
propres (romanesques, en l’occurrence) la question du monde, pour la
réinstaller.
Lovecraft, l’idéologue raciste, détestait le monde dans lequel il
vivait. Il croyait, il pensait, il croyait savoir que tout était plus
vrai et plus beau autrefois. Et que tout changement nous éloignait de
cette beauté et de cette vérité. Il détestait le changement en tant que
tel, il le disait. C’est ce que signifie réactionnaire. Mais son œuvre ?
Dans ce qui est peut-être son plus beau récit, L’Affaire Charles
Dexter Ward, Lovecraft l’artiste découvre qu’il n’y a pas de pureté du
passé ; que le mal était là depuis toujours, dans les profondeurs de la
lignée ; et que l’amour du passé ne peut produire que la plus hideuse
des violences.
Ce qui fait de Lovecraft un artiste, c’est qu’il existe enlui, à côté
de ses convictions (et, le cas échéant, contre elles) un point par
lequel la vérité le traverse. Son travail d’artiste a été de maintenir
ouvert ce pertuis par lequel une vérité, neuve pour lui et pour ses
lecteurs, pouvait entrer.
Une vérité qui était plus et autre chose que la mise en fiction de sa
philosophie personnelle, ou d’un savoir constitué ailleurs. La vérité
qui est à l’œuvre là est un décrochage, une irruption, un événement.
Elle arrive comme une surprise, comme une chose indue, intempestive, que
l’œuvre, en la rendant sensible, gagne au savoir du spectateur. En lui
donnant de nouvelles clefs pour habiter un monde inhabitable.
Anne-Louise
Trividic Patrick Mario Bernard Pierre
Trividic

L E M A K I N G O F
TOUTE MARCHE MYSTÉRIEUSE
VERS UN FILM diffusé le
Mercredi 26 mai 1999 à la suite du film de "un siècle
d’écrivains".
Un documentaire de 24’ Une coproduction : l'Institut National de
l’Audiovisuel- Taxi Vidéo Brousse avec la participation de France
3 Réalisé par Cati Couteau par ordre d’apparition :
Pierre Trividic Anne-Louise Trividic Patrick Mario
Bernard
Ce documentaire aborde la genèse du portrait biographique et
littéraire de Howard Phillips Lovecraft, filmé par Patrick Mario
Bernard, Pierre Trividic, écrit par Anne-Louise Trividic.
Les auteurs et réalisateurs analysent leur démarche d’élaboration de
ce film au croisement des genres documentaire et fiction : enjeux,
stratégies narratives…
A partir de ces entretiens, d’images du tournage, des documents et
dessins préparatoires et d’extraits du film, c’est à une réflexion plus
générale sur les questions du récit qu’introduit ce making of d’un genre
particulier.
L A B I O G R A P H I E
1. Un suicidé de
naissance.
La mort en ce
jardin.
Howard Phillips Lovecraft est né le 20 août
1890 à Providence (Rhode Island). Son père est voyageur de commerce. Il
paraît qu’on lui reprochait ses airs pompeux. Mais sa présence s’estompe
vite. Sans doute parce qu’il fait faillite. Puritanisme : un homme
failli s’estompe (souvenez-vous du père de Melville). Mais il y a plus :
ce père souffre de "troubles". Il semble que le jeune Lovecraft n’ait
jamais complètement élucidé les circonstances de la mort du père dont il
ne gardera que de "vagues souvenirs". Ou qu’il ne chercha jamais à les
élucider. Cette vérité s’appelle parésie : Winfield Scott Lovecraft
mourra complètement paralysé, dans le stade final d’une syphilis
contractée de longue date.
Enfance de l’art : la
bibliothèque
La maison abrite une vaste bibliothèque,
celle du grand-père maternel d’Howard. C’est lui, davantage que son
père, qui initie l’enfant à la littérature en général, et à la
littérature terrifiante en particulier. " Je n’ai jamais entendu de
récits étranges si ce n’est de la bouche de mon grand-père ; ayant
constaté mes goûts en matière de lecture, il imaginait d’interminables
histoires faisant intervenir des forêts impénétrables, des souterrains
mystérieux, d’affreux monstres ailés " […]
Enfance de l’art : la découverte des
"gothiques" anglais
Il tirait évidemment la plus grande partie de
cette imagerie des premiers romantiques Radcliffe, Lewis, Maturin, etc.
Poe viendra plus tard. Mais déjà, l’enfant connaît le chemin des forêts
impénétrables du conte gothique.
Howard passe son enfance et sa jeunesse à
Providence et dans les alentours, dans une riante campagne baignée par
les eaux du Seekonk.
Le génie du lieu : la
nature
Madame Lovecraft mère l’envoie passer ses
grandes vacances à Dudley, Massachusetts. Là, l’enfant découvre la
grandeur et les beautés d’une nature qui tiendra un rôle prépondérant
dans l’œuvre à venir (pensez aux paysages oppressants de L’Abomination
de Dunwich).
La dépression
Sarah Phillips Lovecraft, puritaine et
distinguée, met tout en œuvre pour placer son fils à l’abri des mille
morts qui courent les routes de ce monde déchu. Mais le danger est dans
les murs. Lovecraft n’a pas vingt ans lorsqu’il sombre dans la
dépression nerveuse. Dans une lettre de 1920, il reviendra sur son
enfance. Sur sa petite ligne de chemin de fer, avec des wagons faits à
partir de caisses d’emballage. Sur la remise du clocher, où il avait
disposé son théâtre de marionnettes… Et sur son jardin, dont il avait
lui-même tracé les plans et délimité les allées. Ce jardin, irrigué par
un système de canaux creusés de ses mains, s’étageait autour d’une
petite pelouse, avec un cadran solaire placé en son centre. Puis vient
ce passage, qui conclut la lettre : "Je m’aperçus […] que je devenais
trop âgé pour y prendre du plaisir. Le temps impitoyable avait laissé
tomber sur moi sa griffe féroce, et j’avais dix-sept ans. Les grands
garçons ne jouent pas dans les maisons-jouets et des faux jardins, et je
dus, plein de tristesse, céder mon monde à un garçon plus jeune qui
demeurait de l’autre côté du terrain. Et depuis ce temps, je n’ai plus
creusé la terre, ni tracé sentiers ni routes ; ces opérations
s’associent pour moi à trop de regrets, car la joie fugitive de
l’enfance ne peut jamais être ressaisie. L’âge adulte c’est
l’enfer."
L ’ E X I L
I N T E R I E U R
Le métier de vivre : un suicidé de
naissance
Des années durant, Lovecraft ne se sépare
jamais d’une fiole de cyanure. La chose, vous comprenez, peut vous
prendre par surprise ; se tenir prêt, donc, avoir le nécessaire sous la
main.
En attendant, il faut bien vivre, comme on
dit. Lovecraft vit sur un petit héritage, trop mince pour constituer
mieux qu’un appoint. Il faut compter chaque sou, même pour l’achat des
produits de première nécessité.
Le métier d’écrivain : la
pauvreté
Quant à ses travaux, il lui rapportent peu.
Lovecraft sera d’ailleurs toujours très négligent, pour ne pas dire
dédaigneux, dans la gestion de ses intérêts commerciaux. Il ne tient pas
à être publié à tout prix.
L’écrivain refusé
Ainsi lit-on sous sa plume, dans une lettre
accompagnant un manuscrit adressé à Weird Tales : "Ci joint cinq
nouvelles écrites entre 1917 et 1923. Les deux premières sont
probablement les meilleures. Si elles ne vous convenaient pas, inutile,
par conséquent de lire les autres […] ; et le seul lecteur dont je
tienne compte, c’est moi-même. "
Le métier d’écrivain : les
influences
Mes modèles sont invariablement les vieux
maîtres, spécialement Edgar Poe, qui fut mon écrivain favori depuis ma
première enfance. " Si, par quelque miracle, vous vous engagiez de
publier mes contes, je n’ai qu’une condition à vous soumettre;qu’on n’y
fasse aucune coupure. " Contre toute attente (de l’auteur ?) les textes
seront retenus, et publiée la lettre d’accompagnement. Mais Lovecraft a
entrepris, pour ainsi dire, et de longue date, le seul ratage qui vaille
la peine, celui de sa propre vie. Et, sur ce chapitre, sa réussite eût
été complète, sans Sonia Greene.
Le métier de vivre : Sonia
Greene
Elle a trente-huit ans, soit sept ans de plus
que lui ; elle est divorcée ; elle a déjà une fille de seize ans. Elle
devra tout faire : l’inviter à dîner, prendre l’initiative du premier
baiser. Ils se rencontrent grâce au mouvement du"journalisme amateur",
qui, très actif aux USA dans les années 20, donne aux écrivains isolés
l’occasion d’être imprimés et lus. Sonia est une belle femme,
plantureuse et pleine de vie. Autant dire que tout les sépare. Pourtant
elle va comprendre Lovecraft, son dégoût de la vie. Lovecraft, lui,
tombe amoureux, pour la première fois. Ils se marient le 3 mars
1924.
U N E N O U V E L L E V I E
New-York : le combat avec
l’ange.
Le génie du lieu : New
-York
Ils s’installent à New-York que Lovecraft
découvre dans un véritable coup de foudre : la beauté de la ville le
transporte. Il a sous les yeux la Babylone rêvée. C’est le bonheur ; ou
presque. Les amis affluent. Lovecraft s’ouvre au monde et parle même de
faire carrière dans les lettres. Miracle.
Le métier de l’écrivain : l’écrivain sans
métier
Mais tout s’effondre lorsque Sonia perd son
emploi et que Lovecraft doit assurer seul la subsistance du ménage.
Echec total. Bien sûr, il n’est pas du tout taillé pour la
course.
Les humiliations s’accumulent. En avril 1926,
Lovecraft jette l’éponge. Il est obligé de quitter New-York. Il bat en
retraite à Providence, où il s’installe chez sa tante la plus âgée,
Lillian Clark. Le divorce est prononcé trois ans plus tard. Et Sonia va
détruire toutes les lettres de Lovecraft. Une seule échappe aux flammes,
elle date des débuts de l’idylle. Voici ce qu’écrit l’amoureux : "
L’amour réciproque d’un homme et d’une femme est une expérience de
l’imagination qui consiste à attribuer à son objet une certaine relation
particulière avec la vie esthético-émotionnelle de celui qui l’éprouve,
et dépend de conditions particulières qui doivent être remplies par cet
objet. "
Le métier de vivre : retour à la
solitude
Pauvre Lovecraft. Il a bien essayé de vivre,
ou du moins il s’en est donné l’apparence, poliment, en gentleman qu’il
n’a jamais cessé d’être. La providence a mis sur sa route un ange, Sonia
Greene. Mais c’était s’attaquer à trop forte partie : claquemuré dans
son exil intérieur, Lovecraft aurait découragé tous les anges du ciel.
Alors, l’enfer.
N E W - Y O R K : L A   D A M N A T I O N
"Les choses organiques qui hantent cet
affreux cloaque ne sauraient, même en se torturant l’imagination, être
qualifiées d’humaines. C’étaient des monstrueuses et nébuleuses
esquisses du pithécanthrope et de l’amibe, vaguement modelées dans
quelque limon puant et visqueux résultant de la conception de la terre,
rampant et suintant dans et sur les rues crasseuses, entrant et sortant
des fenêtres et des portes d’une façon qui ne faisait penser qu’à des
vers envahissants, ou à des choses peu agréables issues des profondeurs
de la mer. Ces choses — ou la substance dégénérée en fermentation
gélatineuse dont elles étaient composées — avaient l’air de suinter, de
s’infiltrer et de couler à travers les crevasses béantes de ces
horribles maisons, et j’ai pensé à un alignement de cuves cyclopéennes
et malsaines, pleines jusqu’à déborder d’ignominies gangrenées, sur le
point de se déverser pour inonder le monde entier dans un cataclysme
lépreux de pourriture à demi liquide."
Sommes-nous dans un roman ? Dans Le cauchemar
d’Innsmouth ? Dans Horreur a Red Hook ? Non. Nous venons de lire une
lettre ; Lovecraft est en train de décrire la population immigrée du
Lower East Side. Michel Houellebecq fait remarquer que c’est la haine
raciale qui provoque chez Lovecraft cet état de transe poétique où il se
dépasse lui-même dans un battement rythmique et fou des phrases maudites
; c’est elle qui illumine ses derniers grands textes d’un éclat hideux
et cataclysmique. Lovecraft rêve de guerre de purification. Il écrit : "
On ne peut parler calmement du problème mongoloïde de New-York. J’espère
que la fin sera la guerre. " Contre qui ? HPL fait parfois allusion aux
"italico sémitico-mangoloïdes."
L’homme et son époque : politique de la
névrose
A l’évidence, il ne sait pas de quoi il
parle. C’est la terreur qui parle par sa bouche. La guerre, oui, sous
peu. Non pas à New-York mais au cœur de cette Europe que la pauvreté a
toujours empêché Lovecraft de visiter. Cette guerre, la pire de toutes,
la guerre ethnique, Lovecraft la désire, s’il ne la pressent pas. Mais
il n’est pas taillé pour cette course-là non plus. De toute façon,
Lovecraft ne se voit pas parmi les forts. " Vous avez raison de dire que
ce sont les faibles qui adorent les forts. C’est exactement mon cas. "
Lorsque ses héros, de pâles voyageurs et les savants inquiets, se font
finalement dévorer par les créatures que leur curiosité a tirées de
l’oubli c’est toujours de lui-même qu’il parle. Lui, le gentleman,
l’aristocrate trop raffiné pour être fort. La force, c’est celle des
autres. Il la sent, il la connaît, il la redoute, il ne l’admire pas.
Mais il reste un W.AS.P. de l’espèce la plus conventionnelle,
c’est-à-dire un raciste. Il approuve profondément la ségrégation raciale
pratiquée par le Sud : " Dans les stations balnéaires du Sud, on ne
permet pas aux nègres d’aller sur les plages. Pouvez-vous imaginer des
personnes sensibles en train de se baigner à côté d’une meute de
chimpanzés graisseux ? ".
Retour à Providence : la
rédemption
L’empreinte de New-York va rester. Profonde,
indélébile. Elle va traverser toute l’œuvre, présente dans la figure
centrale de la cité cyclopéenne, aux bas fonds infestés d’une vie
grouillante, rampante, suintante. Lovecraft s’est déjà fait connaître,
grâce aux textes publiés dans Weird Tales. Mais ce sont des récits
souvent très courts, et assez sagement assujettis à deux traditions
parallèles : le fantastique et l’anticipation scientifique. Lorsque
Lovecraft rentre à Providence, il transforme sa manière de fond en
comble et produit, pendant les dix années qui lui restent, tous ses
textes les plus beaux :
L’Appel de Cthulhu |
(1926) |
La Couleur tombée du ciel |
(1927) |
L’Affaire Charles Dexter
Ward |
(1927) |
L’Abomination de Dunwich |
(1928) |
Celui qui chuchotait dans les ténèbres
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(1930) |
Les Montagnes hallucinées |
(1931) |
La Maison de la Sorcière |
(1932) |
Le Cauchemar d’Innsmouth |
(1932) |
L’Ombre venue du Temps |
(1934) |
Celui hantait les ténèbres |
(1935) |
Le cadeau splendide et ténébreux de New-York
à Lovecraft, c’est son grand style, fourbi dans les sueurs froides,
fourbi dans la terreur et dans la haine. C’est sans doute regrettable.
Mais, d’un autre côté, on soupçonne bien que la haine et la terreur
sont, pour la création, des auxiliaires autrement puissants que l’amour
et la confiance.
" L A P R E S E N C E U N I V E R S E L L E D U M A L "
Francis Lacassin, le premier, a eu le
courage de considérer avec honnêteté l’importance de la haine raciale
dans la création de Lovecraft. Dans sa préface aux Lettres, il écrit
notamment : "Les mythes Cthulhu de la délectation sadique avec laquelle
Lovecraft se livre aux persécutions des êtres venus des étoiles des
humains punis pour leur ressemblance avec la racaille new-yorkaise qui
l’avait humilié."
Délectation sadique. C’est peut-être beaucoup
dire. C’est plutôt, chez Lovecraft, la trace de son inébranlable
certitude d’avoir le dessous. Par intuition autant que par expérience,
Lovecraft sait qu’il n’est pas chez lui dans le monde l’entoure et dans
lequel il se voit jouer en perdant-né.
Il sait qu’il n’est pas chez lui sous le
soleil, parmi les rires et les plaisirs. Il marchera donc dans
l’obscurité, sous la lumière froide d’étoiles peut-être déjà mortes. Il
se tournera donc vers le passé et vers les royaumes anciens qui sont le
socle du monde.
R O Y A U M E S A N C I E N S
(l’anti-Olympe)
Lovecraft est le créateur d’une
puissante architecture mythologique, à laquelle il a insufflé assez de
vie pour qu’elle lui survive et que la tradition se perpétue. A sa
suite, de nombreux auteurs ont repris et enrichi les mythes créés par
HPL. Comme le fait remarquer Francis Lacassin, rien de tel n’avait été
enregistré depuis Homère et les chansons de geste médiévales. Lovecraft,
il faut croire, a posé les fondations de ce que l’on appelle un mythe
fondateur.
La création d’un
mythe
Sa création prend la forme d’un nouvel
Olympe, d’une variété et d’un pittoresque qui n’ont rien à envier à
l’ancien. Voici Shub-Niggurath, la Chèvre noire aux mille Chevreaux.
Voici Nyarlathotep, aux noms innombrables : Chaos rampant, Hurleur de la
Nuit, Habitant de l’Ombre, Puissant Messager, Aveugle sans Visage. Voici
Cthulhu, Celui qui viendra des Abysses, le seigneur et maître de la cité
de R’lyeh. Tremblons de les avoir sortis de leur sommeil sans
âge.
Les choses cachées depuis la fondation du
monde.
"Et il ne faut point croire que l’homme soit
le plus ancien ou le dernier des maîtres de la terre, ni que la masse
commune de vie et de substance soit seule à fouler le sol. Les Anciens
ont été, les Anciens sont encore, les Anciens seront toujours. Non point
dans les espaces connus de nous, mais entre ces espaces Primordiaux,
sans dimensions, puissants et sereins. " Pour faire face à son exil,
Lovecraft ne s’est pas construit un monde nouveau, mais se tourne vers
le passé. Lovecraft réactionnaire ? Oui, aucun doute là-dessus. Les
valeurs démocratiques lui inspireront toujours le plus profond dédain,
pour ne pas dire plus.
Réactionnaire
Nous avons affaire à un homme capable
d’écrire : " Ce que nous détestons, c’est simplement le changement en
tant que tel ! "
Pourtant, l’étiquette réactionnaire est trop
générale pour éclairer vraiment la consistance de ce retour sur le
passé. Il s’opère à deux échelles, que l’on peut repérer et distinguer
dans L’Affaire Charles Dexter Ward.
Lovecraft et le
passé
Mettons, pour aller vite, qu’il y a un passé
proche et un passé lointain, et qu’ils sont, chez Lovecraft, affectés de
polarités très différentes. Charles Ward, comme la plupart des héros de
Lovecraft, aime les décors d’autrefois, ce que montrent ses longues
promenades dans le vieux Providence. Ce retour au passé proche ne fait
qu’un avec une terrible nostalgie du monde protégé de l’enfance, dont
Lovecraft ne s’est probablement jamais détaché
affectivement.
Polarité
positive.
Polarité positive du passé proche : le monde
protégé de l’enfance.
Or, l’intrigue de ce roman court et très
prenant, c’est précisément un retour du passé lointain, le XVIIe siècle
des puritains et des sorcières, dans le XXe siècle.
Irruption meurtrière, en la personne d’un
ancêtre du jeune héros, qui avait méthodiquement planifié sa
résurrection par-delà les siècles pour assassiner son descendant.
Polarité négative. Lovecraft est réactionnaire, oui, mais à une nuance
près, et de taille : sans dimension idéologique ni métaphysique, en tout
cas dans son rapport au passé.
Réactionnaire, il ne l’est pas comme ceux qui
voient dans le passé un état de nature vertueux que le progrès aurait
corrompu, et qu’il s’agirait de retrouver en restaurant l’ordre social
d’autrefois (une illusion qui trouve son symétrique, tourné vers
l’avenir, dans le rêve progressiste d’un état de nature heureux qu’il
s’agit de conquérir en renversant toutes les oppressions et les
aliénations qui nous le confisquent).
Vous avez dit réactionnaire
?
Lorsqu’il se penche sur le passé, Lovecraft
ne se tourne pas vers un monde plus pur. Il poursuit certes, un rêve de
pureté de la race ; et ce rêve a sa place dans ses convictions
politiques. Mais son œuvre le dément. La race n’a jamais été
pure.
La lignée apparemment pure de Charles Dexter
Ward était depuis longtemps corrompue par les alliances impies que le
sorcier avait nouées avec les puissances mauvaises. Le passé lointain
n’est ni meilleur, ni plus pur. C’est parce qu’il renferme la vérité du
monde présent qu’il est intéressant, et, en ce sens peut-être, plus
beau. Et cette vérité, c’est le meurtre.
A U C O M M E N C E M E N T , L E M E U R T R E
Lovecraft visite les catacombes de ce
monde-ci, et redécouvre pourquoi il est, par principe, épouvantable : ce
monde opaque et muet, est, comme Joseph Curwen, l’ancêtre de Charles
Dexter Ward, férocement et exclusivement occupé à sa propre
perpétuation.
Quelle pureté de la race
?
D’où vient que les découvertes auxquelles
Lovecraft nous invite, aux confins du règne humain, ne laissent place à
aucun espoir. Sans le soupçonner toujours, nous coudoyons d’autres
formes de vie. Mais ces présences ne sont les messagers d’aucune bonne
nouvelle. Et si elles sont des formes de vie supérieures à la nôtre,
alors il y a tout lieu de redouter qu’elles nous traitent comme nous
traitons nous-mêmes les formes de vie inférieures de notre propre
dimension, par exemple les souris ou les grenouilles de nos
laboratoires…
Pour vous faire une représentation
lovecraftienne du monde, pensez à Soudain l’été dernier, rappelez-vous
le récit du massacre des jeunes tortues des Galapagos par les oiseaux de
mer carnassiers qui guettent l’éclosion des œufs pour s’approvisionner
en chair fraîche.
Matérialisme
dépressif.
"A mon Sens, la plus grande faveur que le
Ciel nous ait accordée, c‘est l’incapacité de l’esprit humain à mettre
en corrélation : tout ce qu’il renferme, […] Mais un jour viendra où la
synthèse de ces connaissances dissociées nous ouvrira des perspectives
terrifiantes sur la réalité et la place effroyable que nous y occupons "
(L’Appel de Cthulhu). Pas trace de métaphysique là- dedans. Le monde,
pour Lovecraft, a pris corps au hasard brownien de la valse des atomes
libres. Il n’y a rien, hors ces associations hasardeuses, rien qui
puisse soutenir une croyance.
Tout ce que l’on peut en dire c’est que dans
cette valse qui est en même temps une grande partie de dévotion
mutuelle, c’est l’homme qui a le dessous. Lovecraft est matérialiste.
Son retour au passé ne se fait pas dans l’espoir d’une bonne nouvelle.
Il se fait par amour de la vérité (le seul amour peut-être que Lovecraft
ait jamais reconnu). Il se donne donc pour tâche la description
méthodique de la mécanique du monde. Et dans cette perspective il
devient pour ainsi dire accessoire que cette mécanique soit huilée dans
le sang. Sauf que à la longue, la contemplation soutenue de cet vérité
peut finir par vous attaquer le moral. Le matérialisme de Lovecraft est
dépressif.
Mise en style du matérialisme
dépressif.
Mais la question n’est pas du tout de savoir
si c’est juste ou pas. Notre innocence n’a pas plus de sens pour les
Primordiaux, sans dimension, puissants et sereins, qui nous dévorent,
que celle des jeunes tortues pour les goélands des Galapagos. Parler de
cruauté, c’est retomber dans la croyance, c’est introduire des valeurs
ou des affects où il n’y a pas de place que pour l’observation. Seule,
ici, compte l’observation. De là découlent les traits stylistiques les
plus frappants de son œuvre.
T O P O N Y M E S , E M P R E I N T E S D ' A I L E R O N S , C O U P U R E S D E P R E S S E
E T A U T R E S P R E U V E S
C’est à travers cette esthétique du
compte rendu que Lovecraft a purement et simplement renouvelé le genre.
Et il a porté cette esthétique à une intensité sans doute jamais
atteinte.
Cela passe par la précision géographique.
Voyez Les Montagnes hallucinées. Tous les
noms de lieux sont cités. Les indications topographiques sont
méticuleuses. Lovecraft crée une géographie qui mêle espace du monde et
espace imaginaire : Providence, la vieille capitale sommeillante, que le
lecteur finit par connaître comme s’il y était né, et Arkham, la ville
qui n’existe pas.
Cela passe encore par l’emploi réglé du
vocabulaire didactique, du vocabulaire de la science. Lovecraft est
l’inventeur d’une sorte de systématique infernale. Vocabulaire
didactique. Systématique infernale.
D’innombrables formes de vie se manifestent
dans ses récits, déployant une variété de formes aussi inépuisable et
selon une logique entrée en scène aussi implacable que celles des
hiérarchies célestes de Swedenborg. Et elles nous sont décrites avec
toute la rigueur méthodique de la langue du systématicien. Dans Les
Montagnes hallucinées, voyez cette description des Grands anciens : " Au
bas du torse, contrepartie grossière de la tête et de ses appendices :
pseudo-cou bulbeux dépourvu d’ouïes, mais avec dispositif verdâtre à
cinq pointes. Bras musclés et durs, longs de quatre pieds ; sept pouces
de diamètre à la base, deux pouces à l’extrémité. A chaque extrémité est
attachée une membrane triangulaire de huit pouces de longs et six pieds
de large. C’est cette espèce de nageoire qui a laissé des empreintes
dans une roche vieille de mille millions d’années. "
Mais ce registre didactique ne se limite pas
à la physiologie. Il sera aussi et tour à tour question de
paléontologie, de linguistique, d’histoire des civilisations,
d’archéologie.
Lovecraft et les stratégies de la
description.
Et la liste n’est pas close. Bien d’autres
procédés sont sollicités : articles de journaux, rapports de police,
comptes rendus scientifiques, extraits de correspondance. L’ensemble
prend place dans une impressionnante batterie de techniques narratives
destinées à produire de puissants effets de réel. Mais il y a plus que
la pure présentation de ces procédés dans les stratégies descriptives de
Lovecraft.
A l’enseigne de
l’Indicible.
Quand on ne sait rien de Lovecraft, on sait
quand même qu’il est l’homme du diable. Dans ses contes, lorsque, pour
finir, le cœur de l’horreur est atteint, le voyageur téméraire est mis
en présence de choses que la raison humaine n’est pas faite pour
admettre, et que sa langue est impuissante à dire. Il en va ainsi, entre
autres, de l’apparition du grand Cthulhu : "Johansen estime que deux des
six hommes qui ne regagnèrent pas le bateau moururent de peur à cet
instant maudit. Nul ne saurait décrire le monstre ; aucun langage ne
saurait peindre cette vision de folie, ce chaos de cris inarticulés,
cette hideuse contradiction de toutes les lois de la matière et de
l’ordre cosmique."(L’Appel de Cthulhu)
Au seuil de l’Indicible, la parole ne peut
plus guère servir qu’à prononcer à la hâte, soit pour conjurer
l’horreur, soit pour lui prêter un serment d’allégeance de toute façon
fatal, quelques formules à la phonétique archi sauvage : " Ogthrod ai’f
geb’l — Ee’h~ Yog Sothoth’ngahn’ng ai’y zhro ! "
Double focale
lovecraftienne.
Ainsi, pour atteindre l’indicible, Lovecraft
a bâti une stratégie méticuleusement réglée et paradoxale : il a
développé une puissance de feu descriptive inouïe, dans le seul but de
la mettre lui-même en échec au moment crucial. Parfaite mécanique : si
la puissance d’évocation de cette langue froide et logique, dont
Lovecraft est l’introducteur dans la littérature fantastique, est mise
en échec, alors il faut bien se résoudre à admettre qu’on doit être
parvenu au bord extrème de l’horreur en même temps que les moyens
expressifs.
Le dispositif de l’indicible est donc
comparable à une double focale : d’une part une lentille microscopique,
à la précision entomologique, et c’est la partie réelle, la partie
technique du dispositif ; d’autre part une lentille macroscopique
virtuelle qui ne fonctionne que dans l’esprit du
lecteur.
Pas de
psychologie.
Les personnages de Lovecraft n’ont pas besoin
de sentiments, ni d’affects d’aucune sorte. Ils n’ont pas besoin de
psychologie. Un équipement sensoriel en bon état de marche leur suffit
amplement. Il y a des personnages, oui mais admis seulement à titre de
témoins, par pour la beauté ni pour la richesse de leur vie intérieure.
L’intensité ne circule pas de l’humain à l’humain, mais des organes
sensoriels aux réalités dont il s’agit de rendre compte. L’absence
presque parfaite de psychologie et notamment d’érotisme dans les récits
de Lovecraft est très frappante dans la société de ses nouveaux
dieux.
Les divinités de Lovecraft entretiennent peu
ou pas de relations inter personnelles. Ce pandémonium ignore tout des
intrigues des mythologies grecques ou romaines. Pas d’adultères divins,
pas de jalousies ni de crêpages de chignons titanesques. Autant dire pas
de contacts.
Je te salue, fantôme d’eau et d’oxygène,
promis à l’alchimie de la tombe.
Tout finit par s’arranger, même
mal.
Lovecraft a tout vu. Il a contemplé
l’activité inlassable et aveugle de la matière autour de lui. Et il a
compris que tout le mystère était là. Quant à l’esprit, Lovecraft était
trop lucide pour y voir autre chose qu’un effet secondaire de l’activité
des corps. La lettre sauvée du feu par Sonia dit assez quelle idée
Lovecraft se faisait de la vie intérieure, en l’occurrence des
sentiments amoureux : des constructions psychiques sans autres liens,
qu’erratiques et hasardeux avec les réalités visées. Il aurait sans
doute pu tout aussi bien définir l’amour comme un simple échange de
fluides corporels. S’il ne l’a pas fait, c’est en raison de son intense
et constante répugnance à l’évocation des réalités sexuelles. Mais il
avait cette lucidité. Et il l’a réinvestie dans sa systématique des
créatures infernales : appendices, sécrétions, succions… Il a tout vu.
Et cette clairvoyance aurait pu engager un autre que lui à une
assomption euphorique du monde, de ses matières et de ses saveurs. Mais
pas lui. Il n’était pas équipé pour la jouissance. Il était trop bien
élevé et trop seul. À quoi bon ces déjeuners de soleil s’ils ne sont pas
partagés ? Lovecraft n’a jamais aimé sa vie. La vie lui a toujours pesé.
Trop d’efforts pour trop peu de plaisirs. Trop d’horreurs dissimulées
par de trop fragiles épidermes. Trop de réalité partout. Le 1er mars
1937, Lovecraft est transporté au Jane Brown Memorial Hospital. On vient
de lui découvrir un cancer généralisé. Son inoxydable courtoisie, son
courage devant la douleur feront l’admiration de ses infirmières. Est-ce
l’imminence de la délivrance qui lui donne cette fermeté d’âme
? Howard Phillips Lovecraft meurt le 15 mars 1937.
Sans une plainte. Sans un regret non plus.
I T I N E R A I R E D 'U N F A N T A S T I Q U E U R
Lovecraft entre en deçà et
au-delà
Jacques Goimard : Les fantastiques, Europe
(mars 1980)
Lovecraft est souvent considéré, surtout dans
les pays anglo-saxons, comme le grand écrivain fantastique de notre
siècle. Il a suscité des générations d’admirateurs fanatiques, tant de
son vivant que depuis sa mort. Bien peu de réserves ont troublé cet
unanimisme, et encore les plus notoires concernent moins le niveau
littéraire de ses œuvres que leur nature : plusieurs critiques se sont
attachés à démontrer qu’elle est plus proche (ou aussi proche) de la
science- fiction que du fantastique proprement dit.
Où commence, où finit le fantastique ?
Problème passionnant, souvent posé depuis quelques années, avec des
résultats variés mais à partir d’une démarche commune : la comparaison
avec des genres voisins. Nous voudrions montrer ici que le même problème
peut être abordé sous d’autres angles, et notamment celui de l’auteur. Y
a-t-il des écrivains assez spécialisés pour n’avoir écrit que du
fantastique ? C’est peu probable. Chaque auteur pris individuellement
cultive l’inspiration fantastique parmi d’autres centres d’intérêt et
lui consacre une part de son œuvre. Le fantastique n’est peut-être rien
de plus qu’un événement dans l’histoire d’un individu — ou même d’une
collectivité, si l’on tient compte du public qui lit les œuvres de cet
individu et leur fait écho. C’est dire qu’on peut trouver une nouvelle
manière d’encadrer le genre : raconter comment l’on y entre et comment
l’on en sort.
Lovecraft est un auteur privilégié pour une
enquête de ce type : nous sommes bien renseignés sur sa manière
d’aborder le fantastique, notamment par sa correspondance ; et nous en
savons presque autant, grâce à ses nombreux admirateurs, imitateurs et
utilisateurs, sur la manière dont son œuvre fantastique a
évolué.
Lovecraft, mort en 1937 — peu avant le
lancement de la télévision commerciale, — est sans doute le dernier
grand épistolier ; le Voltaire, le Sévigné de notre temps. Au courrier
des femmes du monde ou des hommes d’action, il oppose un autre type de
correspondance, pIus rare et d’apparence paradoxale : celle du
fantastiqueur. Mais quel beau moyen de communiquer, pour un solitaire,
que d’écrire à un destinataire invisible. Lovecraft n’en profita pas, il
en abusa : on pense que sa production se monte à quelque cent mille
lettres, dont beaucoup sont conservées à la John Hay Library de
Providence. Elles ont nourri les études sur cet auteur, à commencer par
les biographies, et l’on a entrepris d’en publier des
anthologies.
Contrecoup prévisible : on sait maintenant,
avec une précision suffisante, quelle part d’autobiographie contiennent
certaines fictions de cet auteur. Déjà Jacques Bergier écrivait que " La
Clé d’argent est la seule autobiographie spirituelle de Lovecraft qui
nous soit parvenue " : nous sommes désormais en mesure d’y repérer des
confessions, mais aussi des travestissements et, à travers certains
travestissements, des aveux involontaires. Quant au Monstre sur le
seuil, il y a longtemps que les fidèles de l’écrivain y ont décelé des
traits autobiographiques et la biographie de Sprague de Camp confirme
ces vues ; à croire que chaque fantastiqueur éprouve tôt ou tard le
besoin d’écrire ses mémoires romancées et que Le Monstre sur le seuil
fut à Lovecraft ce que William Wilson avait été à Poe. Avec le même
genre de travestissements révélateurs.
On a beaucoup écrit sur les contradictions de
Lovecraft, le puritanisme transcendé en épicurisme, le racisme qui
s’accommode d’amitiés juives, le goût des villes coloniales et le mythe
du genfleman farmer, le " paupérisme aristocratique " et les tentatives
de reconversion commerciale, les rêves nordiques et les penchants
méditerranéens, le monarchisme et le fascisme… Toutes ces choses, et
bien d’autres, sont dans la correspondance ; avec un certain nombre de
mensonges, depuis longtemps repérés par les exégètes. Les lettres
tissent un extraordinaire réseau qui encadre l’œuvre, à la fois moins
cohérent et plus riche qu’elle.
Mais le plus passionnant, c’est qu’elles
restituent l’écrivain dans sa durée. Il faut les lire dans l’ordre
chronologique. On voit alors que les contradictions sont moins
irnportantes que les efforts pour les surmonter. Telle attitude, écartée
quelque temps, revient en force un peu plus tard, et il faut tout
réorganiser pour lui faire place. Le travail de rééquilibrage est
constant.
Destin étrange à tous égards. H.P.L. naît à
Providence en 1890 : un homme du XIXe siècle. En 1893, son père est
hospitalisé : paralysie générale, peut-être due à la syphilis. Il mourra
en 1898, occulté par la famille et à peu près étranger à son fils, qui
ne l’a sans doute pas revu depuis l’âge de deux ans et en témoignera
indirectement quelque nostalgie : dans Le Monstre sur le seuil, le
personnage principal est beaucoup aidé par son père au moment où il perd
sa mère, à trente-quatre ans — comme l’auteur, à trois ans près.
Celui-ci ne connaît que son grand-père maternel, chez qui il a emménagé
après la catastrophe et à qui il voue un véritable culte . Il tient
beaucoup à sa maison natale, à ses aristocratiques ancêtres, à sa
famille, qui lui communique ses penchants : à son grand-père, il
emprunte le goût de l’Europe et du roman gothique ; à sa grand-mère,
celui de l’astronomie ; à sa tante Lillian, celui de la chimie ; au mari
de celle-ci, celui de la poésie ; au mari de sa deuxième tante, celui du
journalisme. Sa mère Sarah Phillips, qui mourra folle, est la grande
absente de sa correspondance ; il ne lui doit rien, sauf peut-être
l’essentiel : les " maigres bêtes de la nuit " qui peuplaient ses rêves
d’enfant.
Pourtant il s’est fait en grande partie
contre sa famille. Dès l’âge de sept ans, la mythologie grecque
l’éloigne du puritanisme ; les volumes du XVIlle siècle, trouvés dans la
bibliothèque familiale, font de lui un fidèle de la couronne anglaise et
un adversaire de la révolution américaine ! Rien d’étonnant qu’il se
soit trouvé tant de pseudonymes, depuis celui d’Abdul Alhàzred, — le
futur auteur du Nécronomicon, — qui lui fut inspiré dès l’âge de cinq
ans par une lecture des Mille et Une nuits. Rien d’étonnant aussi qu’il
soit devenu un adolescent névrosé, et qu’à l’âge de dix-huit ans, au
moment d’entrer à l’Université (et avec la perspective de devenir
professeur de physique), il ait sombré dans une dépression dont il ne
sortit que douze ans plus tard, peu après l’" hospitalisation " de sa
mère.
En attendant, il se mit à lire les
magazines à bon marché (les pulps) et ce qui devait arriver arriva : il
écrivit au rédacteur en chef d’Argosy. Sa lettre, publiée en 1913, fut
le coup d’envoi de sa correspondance et de son œuvre : une société
d’écrivains amateurs entra en contact avec lui, il soumit un texte
probatoire (sa nouvelle l’Alchimiste) et fut admis. Toutes ses histoires
allaient paraitre dans des magazines d’écrivains amateurs, puis, à
partir de 1923, dans un " pulp ", Weird Tales, que d’ailleurs il
méprisait. Presque tous ses correspondants furent des écrivains
amateurs, et beaucoup eurent recours à ses services, moyennant finances,
pour améliorer leur prose. Un recueil de ces nouvelles " à deux mains "
a été traduit en français : certaines sont très bonnes, toutes sont
clairement lovecraftiennes et montrent que ce grand dépressif était
facilement inspiré par les idées des autres, auxquelles il apportait la
supériorité de son style.
Pour comprendre à quel point la
correspondance fut essentielle à Lovecraft, il suffit de souligner qu’il
y consacra beaucoup plus de temps (cent mille lettres !) qu’à tout le
reste de son œuvre ; qu’elles sont admirablement et parfois génialement
écrites ; et qu’il fonda plusieurs clubs de correspondance successifs où
les lettres étaient tapées à la machine et envoyées comme des
circulaires à tous les membres. Avant même d’avoir écrit ses œuvres
marquantes, il avait pris un tel ascendant sur le petit groupe qu’il
ajouta à ses pseudonymes, en 1919, celui de " grand-père ".
Plaisanterie, certes ; mais quand des correspondants plus jeunes
entrèrent en scène — comme Frank Belknap Long, le futur auteur des
Chiens de Tindalos, — il fut pour eux " grand-papa " et " le vieux
gentleman ",. Un pas de plus, et ses tantes, qui l’entretenaient,
devinrent ses " filles " : il avait surmonté sa dépression en
s’identifiant à son grand-père maternel.
Un asthénique, un solitaire, qui retrouve le
goût de communiquer par la correspondance et celui de vivre par la
fiction : tel fut Lovecraft. Et il se retrouva si bien qu’il faillit
aller plus loin et triompher de ses démons. L’histoire mérite d’être
racontée avec quelques détails, car elle a probablement décidé de son
orientation future.
Il était naturel qu’un homme qui avait
tant de correspondants finisse par avoir des correspondantes ; naturel
aussi qu’un écrivain qui rewritait ses confrères finisse par rewriter
ses consœurs. En fait, c’est par là qu’il commença, et sa première œuvre
à deux mains connue ne fut pas une besogne alimentaire : il raconte
qu’ayant tiré un texte d’un de ses rêves — ce qui lui arrivait souvent,
— il lut ce texte à la poétesse Winifred Jackson qui lui révéla qu’elle
avait fait le même rêve en allant plus loin que lui. Ils en firent
ensemble une nouvelle, et leurs relations passent pour avoir été si
amicales que Sprague de Camp se demande si Winifred n’est pas la
mystérieuse destinataire du seul poème d’amour que Lovecraft ait jamais
écrit. Lacassin déclare que la mère de l’écrivain partageait
l’admiration de celui-ci pour l’étrange poétesse, je ne connais pas ses
sources, mais il convient de relever que l’éloge de Winifred est
prononcé dans la lettre même où Lovecraft apprend à Long la mort de sa
mère, et en des termes si glacés (" une femme accomplie au point de vue
de la littérature et des beaux-arts ") qu’il est difficile de ne pas se
poser de questions.
Au moment où il écrit cette lettre, il y a
quatre mois qu’il a rencontré Sonia Greene. Plus âgée que lui (elle est
née en 1883), divorcée, mère d’une fille adolescente, elle lui rappelle
sans doute par certains traits la " mère sans homme " qui venait de
s’éteindre. Elle est juive, ce qui n’est pas pour plaire à un raciste,
et gagne beaucoup d’argent dans le commerce, ce qui, aux yeux d’un
Lovecraft, est au moins une étrangeté ; cependant les témoins
s’accordent à dire qu’elle est belle, très expansive (d’origine russe,
elle vit aux Etats-Unis depuis l’âge de neuf ans) et que si elle
s’intéresse aux belles-lettres, elle déteste ceux qui en font commerce.
C’est que la littérature est pour elle à la fois une évasion et une
forme de socialisation (elle organise chez elle, à New- York, les
soirées d’un club d’amateurs) et qu’on ne saurait gagner la faveur des
amateurs qu’en affichant un mépris bien senti pour l’art qui se
prostitue. Elle fait le voyage de Boston pour écouter une conférence de
Lovecraft, lui confie son intention de publier un journal amateur,
adhère sur ses instances à l’United Amateur Press Assocration dont il
est l’un des piliers ; en 1922, il la rencontre à plusieurs reprises et
révise deux textes écrits ou esquissés par elle ; en 1924, il
l’épouse.
Nous avons déjà évoqué la lettre à sa
tante Lillian où il annonce l’événement. Certains des mobiles qu’il
invoque pour justifier sa décision ne sont pas absolument convaincants :
il est vrai qu’il est sans ressources, mais sa situation n’aura pas
changé quand il décidera de rompre. Il insiste surtout sur le fait que
Sonia est " la plus dévouée des collaboratrices " et qu’elle joint " une
énergie revigorante " à " une parfaite compréhension psychologique " ;
son épouse est pratiquement mise en parallèle avec la ville de Verdana
(" Dans quel autre endroit peut-on être vivant quand on n’a pas de
vitalité propre ? "). Nulle part Lovecraft ne parle d’amour ; il propose
même à sa tante, probablement aussi démunie que lui, de venir habiter
avec le couple. Ce mariage est peut-être moins une métamorphose
amoureuse qu’une métamorphose amicale : désormais l’écrivain rencontre
régulièrement une bonne partie de ses correspondants ordinaires, dont
certains déménagent de Cleveland pour vivre avec lui. Par un curieux
phénomène de dynamique de groupe, le " club " devient le " gang " :
journées de promenades, soirées au café, nuits passées à discuter. La
vie va-t-elle remplacer la correspondance ?
Hélas ! La désillusion vient vite. Lovecraft
ne trouve pas de travail, sa femme perd le sien et, après six mois de
mariage, entre à l’hôpital : dépression nerveuse. En 1925, elle quitte
New-York à plusieurs reprises pour trouver du travail ; en 1926, il
rompt avec elle et retourne à Providence chez ses tantes ; le divorce
sera prononcé en 1929. Seul le cercle d’amis survivra intact au
désastre. Nous n’en connaitrons jamais les raisons, même si nous les
pressentons : elle a brûlé toutes les lettres qu’il lui avait adressées
; quant à celles où il parle d’elle, il s’y montre toujours très
discret. Cependant Le Monstre sur le seuil, écrit quelques années après
les événements, porte un Jugement très dur sur une certaine Asenath, que
le héros, Edward, épouse sur un coup de tête. Il n’y a pas loin
d’Asenath à Sonia et d’Edward à Howard ; le mariage a lieu devant le
juge de paix, comme c’est normalement le càs entre époux de confessions
différentes. Asenath a " un pouvoir hypnotique extraordinaire " et
s’efforce de capter la personnalité de son époux ; il est évidemment
possible que, dans la vie réelle, Mrs Lovecraft ait eu l’espoir de
profiter des leçons d’un mari talentueux. Mais le plus frappant, c’est
que cette femme dynamique, presque masculine, semble habitée par la
personnalité de son père, et que le narrateur redoute d’être dépossédé
par elle de son propre corps et réduit à habiter un corps de femme. Il
faut rompre, pour protéger une virilité mal assurée sur ses bases ; il
faut rompre avec la juive, avec le peuple venu par mer, avec le port qui
a accueilli ses membres et a été flétri à tout jamais par cette
souillure. Innsmouth, c’est New-York.
La suite est trop connue pour qu’il soit
utile d’insister : l’écrivain se replie sur sa ville natale et sur ces
femmes autrement moins dangereuses que sont ses tantes ; la rédaction de
ses lettres et de ses contes occupe l’essentiel de son temps ; il
survivra une dizaine d’années à la rupture.
Somme toute, la vie privée de Lovecraft est
un drame en trois actes, qu’on pourrait intituler : Du côté de chez
Sarah, Le Côté de Sonia, Le Côté de Lillian. La question se pose de
savoir si ces trois temps se retrouvent dans sa carrière
d’écrivain.
A cette question, il y a une réponse, et fort
claire : oui, l’œuvre de Lovecraft a bien été écrite en trois temps qui
correspondent à peu de chose près à la périodisation de sa vie. La
première période comprend la majorité de ses articles et de ses poèmes,
ainsi qu’une dizaine de nouvelles fantastiques) où prédomine l’influence
de Poe et de ses disciples plus récents, les Machen et les Blackwood. De
tels débuts n’ont rien d’étonnant à l’époque où vit Lovecraft : beaucoup
d’apprentis romanciers cultivent la poésie, qui est pour eux une école
d’écriture ; beaucoup d’écrivains débutants se font journalistes pour
vivre, en attendant mieux. Quant à la perméabilité aux influences, elle
est traditionnelle chez les jeunes créateurs.
La deuxième période commence à notre avis à
l’automne 1919, un peu avant l’internement de Sarah Lovecraft, c’est
alors qu’il découvre l’œuvre de Lord Dunsany, qui exercera sur lui une
influence durable, et qu’il écrit Le Témoignage de Randolph Carter. Tout
de suite après commence la série d’événements où il va tenter d’échapper
à ce qu’un commentateur appelle son " adolescence prolongée ". Sa
production littéraire augmente : on y trouve moins d’articles et de
poèmes, plus de lettres (notamment de circulaires) et de nouvelles. Une
quarantaine de nouvelles datent de cette époque, presque toutes
fantastiques (sauf Herbert West, réanimateur, qui est un cas à part dans
son œuvre) et où s’esquisse la forme cyclique reprise de Dunsany et que
Lovecraft va pousser beaucoup plus loin que son modèle. C’est aussi dans
ces années que l’écrivain conçoit et exécute en grande partie son livre
Epouvante et surnaturel en littérature, publié en 1927 et très
représentatif de l’état de sa culture et de ses goûts au moment où il
allait commencer à écrire ses chefs-d’œuvre.
La troisième période littéraire se superpose
assez exactement à la troisième période sentimentale : c’est en avril
1926 qu’il rompt avec Sonia, en juillet qu’il achève Épouvante et
surnaturel en littérature, en août qu’il écrit le premier texte
caractéristique de sa nouvelle manière : L’Appel de Cthulhu. Ses écrits
sont plus rares (moins de trente nouvelles) mais beaucoup plus longs ;
les deux tiers sont répartis en deux cycles, celui de Cthulhu et celui
de Randolph Carter. Versins rattache le cycle de Cthulhu à la science
fiction et y voit l’apport principal de Lovecraft à ce genre littéraire.
Qu`on le suive ou non sur ce point, il est clair pour tous les amateurs
que c’est la période des chefs-d’œuvre.
Ce qui précède n’implique pas que les
circonstances biographiques soient en relation de cause à effet par
rapport à l’œuvre. Les causes de l’œuvre, s’il y en a, sont à chercher
plutôt dans l’enfance de l’écrivain — que nous connaissons mal — et dans
le milieu historique où il vécut : un milieu en déroute, méprisant la
fortune qu’il est en train de perdre, valorisant la solitude ou la
communication littéraire, attentif aux rêves et aux compensations
fantasmatiques à la grisaille quotidienne. La vie et l’œuvre sont
pleines de tentatives variées pour surmonter une série de handicaps
initiaux. En ce sens, on pourrait dire, parodiant le stratège, que l’
œuvre est la continuation de la vie par d’autres moyens (et
réciproquement).
D A N S L E S A B I M E S D U R E V E
Maurice Lévy : Lovecraft, 10/18
(1972)
Nous avons maintes fois, dans les pages qui
précèdent, souligné la qualité onirique des images qui font de
l’écriture de Lovecraft ce qu’elle est : les images de l’escalier en
spirale ? du labyrinthe, de la caverne souterraine, de l’eau dormante
sont des " hiéroglyphes psychiques " dont la signification — si tant est
qu’il soit vraiment indispensable ou possible de les investir d’un sens
clair — doit être recherchée aux niveaux les plus secrets de la vie
abyssale. Il peut paraître tout aussi évident que ces ténèbres épaisses,
consistantes, où s’enfoncent les personnages pour y accomplir leurs
gestes sont celles-là mêmes des profondeurs intimes où plonge le
rêveur.
Lovecraft nous dit dans ses lettres — et rien
ne nous autorise à douter de leur véracité — comment certains contes
furent rédigés immédiatement après son réveil, à partir des souvenirs
encore tout vifs d’un songe. Ainsi Le Témoignage de Randolph Carter
est-il la transcription presque intégrale d’un rêve où l’auteur se
voyait, en compagnie de son correspondant et ami Samuel Loveman, en
train d’explorer l’un de ces vieux cimetières de la Nouvelle Angleterre
qu’il affectionnait tant. Les aventures qui guettent les deux hommes, la
descente de Loveman dans un caveau, le contact qu’il établit avec
Lovecraft resté à la surface par l’intermédiaire d’un téléphone portatif
et le dénouement affreux — tout est déjà dans le rêve. Nyarlathotep est
un cauchemar à peine dramatisé, dont l’auteur nous dit qu’il en rédigea
le début avant même d’être pleinement réveillé. Celephais est un tissu
de songes mis bout à bout et les contes du " cycle Randolph Carter ",
dont il va être question, sont tout entiers placés sous le signe d’"
Hypnos ", ce dieu qui donne son nom à l’un des contes les plus
immatériels et les plus terribles de l’auteur.
" Je n’essaie jamais d’écrire une histoire "
nous dit-il, " J’attends le moment où je ne puis faire autrement que de
l’écrire ". Et ces impulsions contraignantes lui sont communiquées par
ses rêves. Quand il se met au travail de propos delibéré, le résultat
avoue-t-il, est plat et froid. Il ne sait composer de conte valable que
sous une incitation onirique. Il pousse même le scrupule jusqu’à
s’interroger sur l’opportunité qu’il y a à considérer comme siennes des
œuvres qu’il a composées dans un état second.
A l’en croire, Lovecraft aurait eu toute sa
vie, mais surtout pendant sa jeunesse et son adolescence, une activité
onirique intense. Les rêves qu’il décrit dans ses lettres, et qu’il n’a
pas tous mis en fables, frappent par leur caractère sombre et
inquiétant. Il rêve de maisons solitaires, de châteaux gothiques,
d’escaliers sans fin, de bêtes nocturnes et malfaisantes au corps
caoutchouteux et lisse, de ruelles qui débouchent brusquement, au sommet
d’une côte, sur un abîme étoilé… Il rêve de statuettes qu’il a façonnées
et dont un conservateur de musée lui offre un prix fabuleux… Il rêve
qu’il choit dans un espace sans fin et ténébreux, peuplé de voix
hargneuses et de présences menaçantes… Il rêve qu’il est centurion à
l’époque où les légions romaines étaient installées en Espagne. Il rêve
de cités merveilleuses, dont les dômes et les minarets étincellent aux
derniers rayons d’un soleil couchant… Il rêve de sites montagneux, de
pics inaccessibles, de marécages fangeux, d’hommes sans visage, dont la
tête est composée d’un cône blanchâtre surmonté d’un tentacule
rouge-sang… Mais nous n’en finirions pas d’énumérer tous les songes
qu’il décrit, non sans quelque fate complaisance, dans ces volumineuses
missives dont un psychanalyste ferait ses délices.
Si le rêve occupa, dans la vie de Lovecraft,
une place importante, il joue dans celle de ses personnages un rôle non
négligeable. Nous voulons dire que le rêve de l’auteur qui est à
l’origine du conte, est soient introduit dans le conte sous sa forme
initiale de rêve. Le procédé est vieux comme le genre fantastique
lui-même : il permet à des conteurs plus frustes, ceux de l’école "
gothique " par exemple, de faire l’économie de l’irrationnel. Chez
Lovecraft, il en va tout autrement : le rêve n’est pas artifice, il est
mode de connaissance, moyen d’exploration de mondes
nouveaux.
C’est en rêve que Gilman, dans
La Maison de la Sorcière, effectue ses étonnantes
pérégrinations dans un univers aux dimensions muitiples C’est en rêve
que Peaslee refait l’expérience de son séjour hallucinant parmi " Ceux
de la Grande Race ". C’est en rêve que le narrateur- du Cauchemar
d’Innsmouth renoue avec ses ancêtres de la race des " shoggoths ". Bien
plus : le rêve donne à l’espace une dimension supplémentaire, une
profondeur. " Par-delà le mur du sommeil " s’ouvrent des perspectives
inconnues, se développent des espaces nouveaux où se dressent des
architectures de flammes, tournoient comme dans un kaIéidoscope des
splendeurs multiformes, résonnent des harmonies célestes et se déploient
des paysages aux lignes pures et gracieuses. Le rêve permet de déboucher
souvent sur un " ailleurs " irréel et merveilleux, où se reconstituent
et retrouvent leur primordiale fraîcheur les seuls sites qui, aux yeux
du rêveur, valent d’être recherchés : ceux que l’on a aimés, jeune.
Depuis que la société industrielle nous a si cruellement déracinés,
arrachés à la terre natale et coupés des traditions de la race ecrit
Lovecraft, le rêve est le seul moyen qui nous soit laissé de retrouver
une profondeur et de refaire notre unité.
Mais les rêveurs que nous avons cités ne sont
que des rêveurs d’occasion, qui rêvent presque malgre eux : le narrateur
du Cauchemar d’Innsmouth est même d’abord effrayé par les rêves que lui
envoient ses ancêtres et il lui faut un certain temps pour s’habituer et
se convertir aux réalités nouvelles qu’ils lui présentent. Il en va tout
autrement de Randolph Carter qui est, lui, un rêveur proféssionnel. Dés
son enfance, il a rejeté la foi de ses ancêtres, rebuté par la triste et
monotone solennité avec laquelle les prêtres tentent de transformer de
vieux mythes en réalités terrestres. Il lui serait sans doute resté
fidèle, si la religion lui avait été présentée pour ce qu’elle est : un
ensemble de rites pittoresques et sonores qui permettent d’évacuer
temporairement l’émotion mais restent du domaine de la fantaisie
éthérée.
Quant aux grands sorciers modernes, qui ont
substitué à la foi ancienne d’étranges- croyances basées sur la liberté
des hommes, l’égalité de tous et la justice pour chacun, Carter leur
voue une haine farouche : ils ont déraciné l’homme, en l’arrachant à la
foi de ses pères pour lui faire adorer des divinités aussi fausses et le
faire adhérer à des doctrines encore plus pernicieuses que celles de
jadis.
Dès lors il ne reste plus à Carter — nous
voulons dire, bien sûr, à Lovecraft — que le rêve. Il est avec les
années devenu un vieux rêveur impénitent, rompu aux exercices oniriques
les plus compliqués comme aux périples les plus dangereux. — Quand
l’existence qu’il mène à Arkham — ville du rêve, ville de rêve — lui
pèse trop, il s’évade au travers des ténèbres nocturnes vers des cités
glorieuses et antiques, traverse des mers irréelles, explore des
contrées étranges et terribles. Il cherche en rêve cette suprême beauté
et cette paix qu’il n’a pu trouver sur terre, ce contact avec le divin
que le monde réel lui refuse.
A la recherche de Kadath, qui décrit par le
détail les étapes de cette quête ardente, est une épopée onirique, une
geste dans l’ordre de l’imaginaire où Lovecraft donne sa pleine mesure.
On y retrouve les dieux des autres contes, beaucoup de monstres,
certains personnages déjà connus du lecteur et surtout les mêmes images
obsédantes. Mais l’univers qui sert de cadre aux singulières aventures
de Carter se situe à un niveau onirique plus profond, où l’horreur —
toujours présente — n’a plus l’insupportable intensité qu’elle avait
dans les contes diurnes. Tout y est atténué, voilé, estompé : le rêveur,
dans ces profondeurs, se meut à l’aise, d’un pas feutré.
Par trois fois Carter a tenté, au cours de
ses rêves, d’atteindre Kadath, la cité fabuleuse. Par trois fois, il a
échoué : les Dieux, hostiles à son propos, l’en ont empêché. Mais les
conquêtes de l’esprit exigent persévérance et audace : le voici qui, une
nouvelle fois, renonce résolument au monde diurne : il s’enfonce, par
les sept cents degrés menant à la Porte du Sommeil Profond, dans cette
immensité opaque que le rêve ouvre en lui.
Les voies qu’il emprunte suivent le tracé
nécessairement contourné des grandes déambulations oniriques Il traverse
le labyrinthe compliqué d’un " Bois Enchanté ", voyage de port en port,
va de pays en pays, franchit montagne après montagne. Souvent il se
retrouve, sans l’avoir voulu, à son point de départ. L’itinéraire qui
mène aux suprêmes vérités ne peut être que sinueux, complexe,
mystifiant. Il rappelle, par les embûches dont il est semé, celui des
rites initiatiques. A chaque nouvelle épreuve, devant chaque obstacle
nouveau, le rêveur est contraint d’imaginer un détour. Ou est-ce le
détour qui crée l’obstacle et détermine l’épreuve ? La démarche
onirique, en tout cas, est inséparable du comportement
mythique.
Carter, du reste, ne s’engage dans sa quête
qu’aprés avoir consulté à Ulthar les " Manuscrits Pnakotiques " et les "
Sept Livres Cryptiques de H’san ", où sont consignées, comme l’on sait,
les données principales du " Mythe de Cthulhu ". Ce sont les profondeurs
du mythe qu’explore le rêveur, de ce mythe dont nous ne connaissions
encore que les sporadiques manifestations de surface. La folle ambition
de Carter n’est-elle pas d’atteindre, par-delà l’immensité glaciale du
terrible désert de Leng, le château d’onyx qui est l’immémoriale demeure
des " Anciens " ? N’est-ce pas la trace des Dieux qu’il suit, en
cherchant à reconnaître parmi les hommes le faciès divin, les traits de
ce visage titanesque gravé sur la face invisible du Mont N’Granek ? Et
les épreuves qu’il doit traverser ne lui sont-elles pas imposées par
Ceux-Là mêmes qu’il recherche ? Par ces divinités dont le seul nom
suffisait, quand les personnages du monde diurne l’invoquaient, à faire
naître une terreur panique…
Tout le récit s’organise autour des lignes
définies par cette quête onirique, qui est aussi combat mythique :
tantôt Carter est enlevé, à bord d’une galère noire, par les agents des
" Autres Dieux ", tantôt il est conduit, à dos de Shantak, vers le Grand
Prêtre de " Ceux de l’Extérieur ", tantôt il est précipité, par ordre de
Nyarlathotep le " Chaos Rampant " vers des gouffres noirs où nul rêve ne
peut atteindre. Il doit à chaque instant lutter contre Azathoth et ses
émissaires, et les péripéties de cette lutte s’inscrivent toutes dans le
cadre d’une structure- mythique bien connue. Dans les contes du " cycle
Randolph Carter ",
Lovecraftprolonge vers le bas, anime par
en-dessous le Mythe de Cthulhu. Le rêveur rencontre Ceux que d’autres
personnages, dans les contes de surface, se contentaient de nommer.
Les images du rêve profond permettent aussi à
l’auteur de dresser la carte d’un mythe dont il avait ailleurs dit
l’histoire. La lecture de A la recherche de Kaddath frappe par la
précision géographique avec laquelle se construit l’espace : Ulthar,
Céléphaïs, le port sinistre de Dylath- Leen, Sarkomand, Inquanok et
combien d’autres cités sublimes ou infâmes orientent la quête du rêveur,
ou plutôt la concrétisent. Ainsi s’élabore par étapes, autour de cet
itinéraire onirique, une topographie mythique, où sont désormais
localisables les lieux fabuleux dont parlent les Livres Anciens. On sait
maintenant que pour atteindre l’abominable plateau de Leng, dont il est
question dans le Necronomicon, il faut passer par Ulthar, longer la
rivière Skai en direction de la Mer du Sud, s’embarquer à Dylath Leen
pour l’île d’Oriab où se dresse le Mont N’Ngranek ; puis, dépassant Zar,
la contrée des rêves oubliés, il faut atteindre Céléphaïs, dans
l’Ooth-Narghaï, par-delà les collines de Tanarie, où règne Kuranès. On y
accède en suivant le fleuve Oukranos jusqu’à la Mer Cérénérienne, après
avoir traversé Kiran et Thran. De Céléphaïs, il convient d’embarquer
pour le Pays d’Inquanok, plongé dans une pénombre éternelle : la
fabuleuse Kadath n’est plus loin. Elle se dresse, au Nord, derrière une
chaîne de montagnes abruptes. Bien sûr, il est plus facile de s’y rendre
par la voie des airs, à dos de Shantak ou de " Maigre Bête de la Nuit ",
depuis Sarkomand…
Le mythe commande cette organisation de
l’espace, dans la mesure où elle matérialise une structure de rapports
irréversibles entre le Bien et le Mal, le Sacré et le Sacrilège. Il y a,
sur cette carte, des zones divines et des territoires démoniaques. Il y
a des cités lumineuses où se dressent des palais de cristal et des puits
béants qui communiquent avec les voûtes infernales de Zin. Il y a le
Mont N’Granek et il y a l’Ultime Abîme. C’est un espace orienté, où les
tabous sont localisés, où tout itinéraire est un itinéraire obligé,
qu’indiquent-à Carter les initiés : Atal le Prophète qui entendit
chanter et danser les Dieux sur les pentes du mont Hatheg, et Kuranès le
monarque qui mourut au monde pour s’installer dans son rêve.
C’est aussi un espace que structure fortement
l’axe des imaginations verticales. " Dormir ", nous dit Bachelard, "
c’est descendre et monter comme un ludion sensible dans les eaux de la
nuit ". Légèrement assoupi, Carter descend d’abord les soixante-dix
marches qui mènent à la caverne de feu, puis les sept cents degrés qui
conduisent à la porte du Sommeil Profond. Descendre, c’est amorcer le
rêve ; rêver, c’est souvent descendre, ou tomber. C’est, aussi souvent,
faire l’expérience du vol, de l’essor, ou d’une ascension plus pénible.
Carter escalade avec effort le mont N’Granek, par une paroi " qui tombe
" à pic de hauteurs inconnues vers des gouffres ignorés ". A mi-chemin
suspendu entre la cime et l’abîme, il progresse avec difficulte. Mais à
peine a-t-il fini de monter et peut-il contempler le visage du Dieu
gravé dans la pierre, qu’il est attaqué par les " Maigres Bêtes de la
Nuit ". Les monstres l’enlacent de leurs membres caoutchouteux, et
l’entrainent, dans une vertigineuse plongée, vers les abimes inférieurs
:
" Bientôt elles plongèrent hideusement à
travers d’innombrables abîmes, dans un tourbillon vertigineux, brassant
un air sépulcral dont l’humidité rendait malade. Carter comprit qu’elles
se précipitaient dans l’ultime maëlstrom de la terreur et de la folie
démoniaque. Il hurla maintes et maintes fois mais à chaque fois qu’il le
faisait les pattes noires le pinçaient avec raffinement. Il vit alors
alentour, une sorte de phosphorescence grise et devina qu’ils
atteignaient ce monde intérieur de l’horreur souterraine dont parlent de
vagues légendes, monde qui n’est éclairé que par un pâle feu mort et où,
au-cœur de la terre, gît, au sein des brumes originelles, un air
vampirisant. "
Mais Carter ne reste pas longtemps dans la
vallée de Pnoth, pays des énormes Dholes : les vampires des Hautes
Terres du Rêve lui jettent une échelle et " pendant des heures il
grimpa, les bras morts de fatigue et les mains couvertes d ampoules
".
Les mouvements ascendants du rêveur n’exigent
pourtant pas toujours autant d’efforts. Souvent la montée est aisée,
harmonieuse et participe de la dynamique ascendante du vol. On est
frappé, à la lecture de à la recherche de Radath, par le nombre de
monstres ailés qui animent l’espace. Les bateaux même, comme la galère
noire qui emporte Carter vers la face de la lune jamais vue par l’homme,
s’arrachent à la pesanteur et s’élancent parmi les étoiles. Les envols
et les chutes se succèdent. Après avoir survolé, à une considérable
hauteur, l’abominable plateau de Leng à dos de " Shantak ", Carter,
fuyant le Grand Prêke vêtu de soie jaune, tombe dans un puits ténébreux
: " Du temps que dura cette horrible glissade, il ne put jamais être
sûr, mais elle sembla durer des heures, au milieu d’une nausée délirante
et d’une frénésie extatique. "
On pourrait presque dire que Carter se meut
plus souvent verticalement, en hauteur ou en profondeur,
qu’horizontalement. Mais aucune de ses chutes n’est aussi
impressionnante, ni aussi caractéristique du rêve, que sa chute finale,
lorsqu’il saute à bas du Shantak pour échapper à Nyarlathotep : " Des
éternités tournoyèrent, des univers moururent et renaquirent, des
étoiles se transformèrent en nébuleuses, des nébuleuses en étoiles et
Randolph Carter continua de tomber à travers ces vides infinis remplis
de ténèbres vivantes. "
En vérité, si le mythe enrichit le rêve en
l’orientant et en le structurant, il reste que le rêve donne au mythe sa
profondeur.
L’originalité profonde de Lovecraft réside
dans cette fusion intime de la vision onirique et de l’élaboration
mythique. La fin de A la Recherche de Kadath est, à cet égard, fort
révélatrice : Le conte fantastique devient, dans les dernières pages,
conte philosophique ou apologue. Quand Carter, accompagné de son
grotesque équipage, entre au château d’onyx des " Grands Anciens ",
Nyarlathotep lui apprend que ces derniers ont déserté leur demeure,
celle que le mythe leur avait de toute éternité assignée comme résidence
pour aller s’installer dans la merveilleuse cité imaginée et recherchée
par l’audacieux rêveur de Providence.
" Tout au long du jour, ils s’amusent dans
ses palais de marbre et quand se couche le soleil, ils sortent dans les
jardins parfumés pour contempler la gloire du couchant sur les temples
et les colonnades, les ponts voûtés et les bassins d’argent des
fontaines, les rues larges bordées d’urnes pleines de fleurs et de
rangées brillantes de statues d’ivoire. "
Lovecraft voudrait-il nous dire que les rêves
de l’homme sont plus beaux que la réalité divine, au point d’être
convoités par les dieux ? Sans doute ; mais il est encore plus
intéressant de noter que le mythe se dissout et se résorbe,
partiellement du moins, dans le rêve. Les " Grands Anciens ", fuyant
Kadath la Primordiale, s’extrayant du " Mythe de Cthulhu ", investissent
le rêve d’un homme, s’établissent dans une cité qui est la somme, la
totalisation onirique de toutes ces villes qu’aima Carter dans sa
jeunesse : Boston, Salem, Providence, Newport, Concord et tant d’autres.
Non seulement le mythe organise le rêve, mais il s’intègre
substantiellement à lui.
Cet amalgame est important dans la mesure où
il rend compte, en partie du moins, de modifications profondes, par-delà
une continuité apparente, dans le comportement de l’auteur à l’égard de
sa création. A la Recherche de Kadath ne diffère pas sensiblement, du
moins au niveau de ses éléments constitutifs, des autres contes de
Lovecraft. Le " Pays du Sommeil Profond ", qui se situe en dessous du "
Monde de l’Éveil ",. a lui aussi ses monstres, et des plus hideux : nous
en avons ailleurs parlé. Pourtant, à ce niveau profond du rêve,
s’opèrent de spectaculaires mutations dans les répugnances de l’auteur.
La métamorphose de Pickman était présentée, dans Le Modèle de Pickman,
comme une horreur sans nom. Dans A la Recherche de Kadath, au contraire,
Carter fréquente sans afficher de répugnance exagérée les vampires qui,
grâce à la médiation de leur chef, deviennent ses alliés, ses
protecteurs et même, dans une certaine mesure, les agents. de sa
victoire finale sur Nyarlathotep. Les "-Maigres Bêtes de la Nuit " se
transforment, de façon analogue, en puissance amie. Elles inspirent
d’abord la frayeur, quand on apprend qu’elles enlèvent fréquemment les
ramasseurs de lave sur les pentes du N’Graneket qu’elles sucent le sang
des " yaks ". Carter lui-même n’éprouve d’abord que dégoût pour ces
monstres sans visage, aux membres caoutchouteux et préhensiles. Pourtant
elles lui rendront par la suite d’inapréciables services, l’emportant
par dessus l’immensité désertique du plateau de Leng, jusqu’au château
d’onyx des " Anciens ". Quant aux " Zoogs ", que rencontre le rêveur
dans le labyrinthe végétal du " Bois Enchanté ", ils s’avèrent, malgré
leur aspect déconcertant, utiles, serviables et de bon
conseil.
Est-ce à dire que certains monstres sont
susceptibles d’être apprivoisés et qu’il est possible, dans ces
profondeurs-là, de composer avec ses démons ? Les divinités elles-mêmes
n’ont plus cet aspect horrible, ces formes propres à susciter la démence
qui les caractérisaient lorsqu’elles se manifestaient au niveau du "
Monde de l’Éveil ". Leur progéniture, en particulier — car les dieux des
profondeurs s’incarnent aussi volontiers — n’a plus rien de comparable
avec l’abomination engendrée par Lavinia Whateley ou avec les horreurs
coassantes et visqueuses du Cauchemar d’Innsmouth.. Au contraire leurs
fils, conçus au hasard des visites fréquentes dont elles honorent
l’humanité, sont d’une austère et sublime beauté. Nyarlathotep lui-même
n’est plus le " Dieu sans visage " ou l’immonde " entité ailée " qu’Il
était dans Celui qui hantait les Ténêbres. Il apparaît à Carter sous les
traits d’un jeune homme séduisant, revêtu de la grave dignité d’un roi
égyptien et d’une robe écarlate… Il est non seulement possible, au "
Pays du Sommeil Profond ", de voir les dieux face à face, mais encore,
de leur tenir tête : et Carter parvient, sans trop de mal, à déjouer la
ruse ultime du " Chaos Rampant ".
Ce changement d’attitude à l’égard du divin
est encore plus sensible dans A travers les Portes de la Clé d’Argent.
De l’autre côté de la Porte Ultime, le rêveur se retrouve dans un espace
immatériel où le concept même de " dimension " n’a plus cours. Autour de
lui, dans une espèce de non espace intemporel où les formes monstrueuses
qu’il devine n’obéissent à aucune loi géométrique fixe, se dressent des
sortes de piédestaux où sont accroupies des silhouettes voilées : ce
sont les " Grands Anciens " qu’il nous est enfin donné de rencontrer.
Mais loin de nous être présentés comme des entités malfaisantes, ils
sont désormais perdus dans une méditation éternelle, loin de tout rêve
de conquête ou d’avénement blasphématoire sur notre planète. Mieux
encore : ils font une place parmi eux à l’intrépide rêveur.
Il est aussi question, dans A travers les
Portes de la Clé d’Argent, du Necronomicon. Mais le Livre a perdu
l’abominable notoriété dont Lovecraft l’avait investi dans les contes du
" Mythe de Cthulhu " : Carter en cite un passage où certes l’accent est
mis sur les dangers qui s’attachent aux entreprises du rêveur. Mais il y
est aussi question d’un Guide qui viendra l’aider à franchir le Seuil
Ultime. Ce Guide, c’est Umr-At-Tawil, au nom symbolique : "
Celui-dont-la-Vie-a-été- prolongée. " On voit réapparaître ici le motif
central des contes du " Monde de l’Éveil ", qu’illustrait de si hideuse
façon Joseph Curwen et ses congénères. Mais la survie n’est plus ici le
fait d’un ignoble vampirisme : elle résulte d’une sorte d’union mystique
— le mot n’est pas trop fort —
avec " Celui-qui-estTout-en-Un ". Du reste,
Umr-At-Tawil a pour mission spécifique de préparer Carter à rencontrer
Yog-Sothoth. L’épreuve, certes, est difficile et le rêveur atteint le
point ultime de l’angoisse quand, ayant franchi le dernier seuil, il
perd son identité. Ou quand, plutôt, il se démultiplie en une infinité
de Carter passés, présents, futurs, terrestres et extra- terrestres.
C’est qu’il ne saurait exister, face à la divinité suprème, que des "
archétypes ". Une ontologique horreur s’empare donc du rêveur de Boston
quand il lui faut brutalement réintégrer l’entité dont il ne
représentait sur terre qu’une facette, entre une infinité d’autres. Mais
Yog-Sothoth n’est plus cette archaïque et hideuse monstruosité ailleurs
décrite : Il est au contraire une immatérielle et glorieuse intelligence
qui explique au nouveau venu rassuré et converti la vie et le monde. Le
sacrilège, après tout, n’est que l’inverse du sacré, et Carter, soudain,
redécouvre l’Ineffable. Précisons que ce changement d’attitude, chez
Lovecraft, ne s’explique pas par la chronologie : A la Recherche de
Kadath fut composé au début des années 20, La Clé d’Argent date de 1926
et A Travers les Portes de la Clé d’Argent de 1932.
C’est assez dire que ses contes les plus
atroces furent écrits postérieurement à ceux-là — ou en même temps. Il
n’y a pas, selon nous, un " avant " et un " après " dans la vision du
monde de l’auteur.
Mais il y a, s’il nous est permis d’utiliser
ces vocables approximatifs, un " en-haut " et un " en bas ". Ce qui rend
le mieux compte à nos yeux de la différence manifeste qui existe entre
l’atmosphère de A la Recherche de Kadath et, disons, L’Abomination de
Dunwich ou Le
Cauchemar d’Innsmouth, c’est un changement de
niveau onirique. Nous y avons maintes fois fait allusion : Carter, dans
son interminable quête, se meut dans les couches les plus profondes du
rêve, celles auxquelles on atteint quand on a comme lui descendu les
sept cents degrés qui mènent au " Pays du Sommeil Profond ". Les
personnages des autres contes, eux, vivent et agissent en surface, au
niveau du " Monde de l’Éveil ". Les monstres, nos monstres, ne sont
inquiétants, hideux, exécrables que lorsqu’ils quittent les épaisses
ténèbres de notre psyché profonde pour surgir à la surface de notre vie
claire. Ce qui est intolérable, c’est de devoir les reconnâître pour
nôtres. Mais — diraient certains — n’est-ce pas aussi le seul moyen de
les détacher de nous ?
Malgré leur exceptionnelle qualité onirique
les contes du " cycle Randolph Carter " nous paraissent moins
authentiquement fantastiques que les autres. Nous l’avons déjà affirmé,
après d’autres qui font autorité : il n’y a de fantastique que là où
l’irrationnel fait irruption dans le monde réel.
Or l’univers où se meut Carter, avec ses
cités prestigieuses ou sinistres, ses fleuves au nom pittoresque, ses
mers éthérées qui se confondent soudain avec le ciel, ses paysages
riants ou lugubres qui se déroulent à l’infini sous la surface de la
terre — cet univers n’est pas le nôtre. C’est un monde merveilleux, à la
manière de celui qu’édifie Dunsany dans ses récits, où l’inadmissible a
perdu son caractère agressif dès lors qu’il se manifeste dans un espace
irréel. Ce que nous savons de Kadath rappelle moins — quoiqu’en dise
l’auteur — Boston, Providence ou Salem, que Zretazoola qui se trouve
dans le Sombelenë, par-delà les Monts Athraminauriens, ou que la Cité de
Jamais, dressée à l’Ultime Bord du Monde : villes fabuleuses, lumineuses
et terribles, que dessina si délicatement Sime pour illustrer Le Livre
des Merveilles. La galère ailée qui emporte Carter vers l’autre face de
la lune est celle, dont la carène est faite de rêves ajustés, de
Loharneth-Lahaï. Le visage sévère et sublime gravé sur le Mont N’Granek
est celui de Ranorada, autre Dieu de Pegana. Nous sommes dans un monde
clos, creux et fragile comme une bulle : comme l’une de ces bulles qui
figurent, -sur une autre gravure, les songes de Mana-Yood-Sushaï. Le
fantastique est au contraire déchirure, scandale, transgression et
présuppose un monde plein, consistant, régi par des lois immuables. Le "
Pays du Sommeil Profond ", pas plus que la contrée du Bord du Monde,
n’appartient à la réalité.
Il appartient sans doute au rêve : mais à un
rêve — vécu comme tel, avant l’éveil, qui n’intervient qu’à la fin du
conte. Le phénomène de " distanciation ", essentiel à la création
fantastique, ne joue pas ici. Le divorce fondamental qui doit
s’installer entre la lucidité du personnage et la qualité onirique des
images qu’il traverse ne se perçoit à aucun moment : Carter est englué
dans son rêve.
- Il en résulte une atmosphère de poétique
irréalité, sans doute séduisante, où l’imagination exubérante de
l’auteur dessine des motifs qui, comme ceux du maître irlandais,
arrêtent l’attention, surprennent et charment. Mais de fantastique,
point : faute d’aucune référence au monde diurne, nous restons au " pays
des merveilles ".
Alors que de toute évidence l’écriture est
pour Lovecraft une thérapeutique primitive qu’il applique à ses
fantasmes, il serait tentant de s’interroger sur l’ultime signification
d’une déambulation onirique située à pareil niveau.
Dans ces eaux profondes du rêve, l’auteur
semble jouer avec ses démons et, d’une certaine manière, refuser
l’affrontement. Loin de les faire remonter au grand jour de la surface
par ce réseau compliqué de galeries et de puits qui structure
verticalement son univers, c’est lui qui va les rejoindre dans leurs
obscures profondeurs. Le vampire ne fait plus irruption, comme celui de
Je suis d’Ailleurs, dans un salon fortement éclairé où se donne une
réception mondaine : il se meut, dans d’archaïques ténèbres, où il n’est
pas perçu comme monstre.
Seul un analyste de profession saurait, de
façon convaincante, interpréter ce geste amorcé d’exorcisme, et cette
ébauche de cure. D’une manière générale, la psychanalyse aurait beaucoup
à dire d’une œuvre si totalement pénétrée de rêve et où sont clairement
décelables les signes pathognomoniques d’un conflit intime. Elle
évoquerait à juste titre la personnalité schizoïde de l’auteur,
fondamentalement incapable d’établir avec le réel un contact durable.
Elle mettrait évidemment en rapport avec l’horreur intense qu’inspirait
à Lovecraft la sexualité, les notations si fréquentes dans son œuvre
concernant le " visqueux ", le " gélatineux ", le " flasque ", le "
caoutchouteux ". Elle investirait les images de " tentacules " et de "
monolithes ", qui reviennent avec une telle insistance sous sa plume,
d’un sens précis.
Nous plaiderons, dans notre parti-pris de ne
pas suivre cette voie difficile, notre totale incompétence. Une
psychanalyse de Lovecraft ne saurait s’improviser. Au demeurant, nous ne
dissimulerons pas nos réserves à l’égard d’une telle démarche,
nécessairement régressive, figeant les symboles dans une signification
univoque et négligeant le dynamisme de certaines images, seul capable de
rendre compte d’un psychisme actif. Une autre piste s’offre à notre
enquête, selon nous susceptible de déboucher sur des perspectives moins
hasardeuses, parce que plus rigoureusement centrées sur ce qui est au
cœur de l’œuvre de notre auteur : nous voulons parler du
mythe.
L I T T E R A T U R E R I T U E L L E
Michel Houellebecq : H.P Lovecraft,
contre le monde, contre la vie (Les incontournables, 1999)
Créer un grand mythe popuIaire, c’est créer
un rituel que le lecteur attend avec impatience, qu’il retrouve avec un
plaisir grandissant, à chaque fois séduit par une nouvelle répétition en
des termes légèrement différents, qu’il sent comme un nouvel
approfondissement.
Présentées ainsi, les choses paraissent
presque simples. Et pourtant, les réussites sont rares dans l’histoire
de la littératute. Ce n’est guère plus facile, en téalité, que de créer
une nouvelle religion.
Pour se représenter ce qui est en jeu, il
faut pouvoir personnellement ressentir cette sensation de frustration
qui a envahi l’Angleterre à la mort de Sherlock Holmes. Conan Doyle n’a
pas eu le choix : il a du ressusciter son héros. Lorsque, vaincu par la
mort, il déposa les armes à son tour, un sentiment de tristesse résignée
passa sur le monde. Il allait falloir se contenter de la cinquantaine de
" Sherlock Holmes " existants, et les lire, les relire inlassablement.
Il allait falloir se contenter des continuateurs et des commentateurs.
Accueillir avec un sourire résigné les inévitables (et parfois
amusantes) parodies, en gardant au cœur la nostalgie d’une impossible
prolongation du noyau central, du cœur absolu du mythe. Une vieille
malle de l’armée des Indes, où se trouveraient magiquement conservés des
" Sherlock Holmes " inédits…
Lovecraft, qui admirait Conan Doyle, a réussi
à créer un mythe aussi populaire, aussi vivace et irrésistible. Les deux
hommes avaient en commun, dit-on, un remarquable talent de conteur. Bien
sûr. Mais autre chose est en jeu. Ni Alexandre Dumas, ni Jules Verne
n’étaient des conteurs médiocres. Pourtant, rien dans leur œuvre
n’approche la stature du détective de Baker Street.
Les histoires de Sherlock Holmes sont
centrées sur un personnage, alors que chez Lovecraft on ne rencontre
aucun véritable spécimen d’humanité. Bien sûr c’est là une différence
importante, très importante ; mais pas véritablement essentielle. On
peut la comparer à celle qui sépare les religions théistes des religions
athées. Le caractère vraiment fondamental qui les rapproche, le
caractère à proprement parler religieux, est autrement difficile à
définir — et même à approcher face à face.
Une petite différence qu’on peut noter aussi
— minime pour l’histoire littéraire, tragique pour l’individu — est que
Conan Doyle a eu amplement l’occasion de se rendre compte qu’il était en
train d’engendrer une mythologie essentielle. Lovecraft, non. Au moment
où il meurt, il a nettement l’impression que sa création va sombrer avec
lui.
Pourtant, il a déjà des disciples. Mais il ne
les considère pas comme tels. Il correspond certes avec de jeunes
écrivains (Bloch, Belknap Long…), mais ne leur conseille pas forcément
de s’engager dans la même voie que lui. Il ne se pose pas en maître, ni
en modèle. Il accueille leurs premiers essais avec une délicatesse et
une modestie exemplaires. Il sera pour eux un véritable ami, courtois,
prévenant et gentil ; jamais un maître à penser.
Absolument incapable de laisser une lettre
sans réponse, négligeant de relancer ses créanciers lorsque ses travaux
de révision littéraire ne lui étaient pas payés, sous-estimant
systématiquement sa contribution à des nouvelles qui, sans lui,
n’auraient même pas vu le jour, Lovecraft se comportera toute sa vie en
authentique gentleman
Bien sûr, il aimerait devenir un écrivain.
Mais il n’y tient pas par-dessus tout. En 1925, dans un moment
d’abattement, il note : " Je suis presque résolu à ne plus écrire de
contes, mais simplement à rêver lorsque j’ai l’esprit à cela, sans
m’arrêter à faire une chose aussi vulgaire que de transcrire mon rêve
pour un public de porcs. J’ai conclu que la littérature n’était pas un
objectif convenable pour un gentleman ; et que l’écriture ne doit jamais
être considérée que comme un art élégant, auquel on doit s’adonner sans
régularité et avec discernement. "
Heureusement, il continuera, et ses plus
grands contes sont postérieurs à cette lettre. Mais jùsqu’au bout, il
restera, avant tout, un " vieux gentleman bienveillant, natif de
Providence (Rhode Island) ". Et jamais, au grand jamais, un écrivain
professionnel. Paradoxalement, le personnage de Lovecraft fascine en
partie parce que son système de valeurs est entièrement opposé au nôtre.
Foncièrement raciste, ouvertement réactionnaire, il glorifie les
inhibitions puritaines et juge très évidemment repoussantes les "
manifestations érotiques directes ". Résolument anticommercial, il
méprise l’argent, considère la démocratie comme une sottise et le
progrès comme une illusion. Le mot de " liberté ", si cher aux
Américains, ne lui arrache que des ricanements attristés. Il conservera
toute sa vie une attitude typiquement aristocratique de mépris de
l’humanité en général, joint à une extrême gentillesse pour les
individus en particulier.
Quoi qu’il en soit, tous ceux qui ont eu
affaire à Lovecraft en tant qu’individu ont éprouvé une immense
tristesse à l’annonce de sa mort. Robert Bloch, par exemple, écrira : "
Si j’avais su la vérité sur son état de santé, je me serais traîné à
genoux jusqu’à Providence pour le voir. " August Derleth consacrera le
reste de son existence à réunir, mettre en forme et publier les
fragments posthumes de son ami disparu.
Et, grâce à Derleth et à quelques autres
(mais surtout grâce à Derleth), l’œuvre de Lovecraft vint au monde. Elle
se présente aujourd’hui à nous comme une imposante architecture baroque,
étagée par paliers larges et somptueux, comme une succession de cercles
concentriques autour d’un vortex d’horreur et d’émerveillement
absolus.
Premier cercle, le plus extérieur
:
La correspondance et les poèmes. Ne sont que
partiellement publiés, encore plus partiellementtraduits. La
correspondance est, il est vrai, impressionnante environ cent mille
lettres, dont certaines de trente ou quarante pages. Quant aux poèmes,
aucun recensement complet n’existe àce jour.
Un deuxième cercle comprendrait les nouvelles
auxquelles Lovecraft a participé, soit que l’écriture ait été conçue dès
le départ sous la forme d’une collaboration (comme avec Kenneth Sterling
ou Robert Barlow), soit que Lovecraft ait fait bénéficier l’auteur de
son travail de révision (exemples extrêmement nombreux ; l’importance de
la collaboration de Lovecraft est variable, allant parfois jusqu’à la
réécriture complète du texte).
On pourra y ajouter les nouvelles écrites par
Derleth à partir de notes et fragments laissés par Lovecraft.
— Avec le troisième cercle, nous abordons les
nouvelles effectivement écrites par Howard Phillips Lovecraft. Ici,
évidemment, chaque mot compte ; l’ensemble est publié en français, et
nous ne pouvons plus espérer qu’il s’agrandisse.
— Enfin, nous pouvons sans arbitraire
délimiter un quatrième cercle, le cœur absolu du mythe HPL, constitué
par ce que les lovecraftiens les plus rassis continuent d’appeler, comme
malgré eux, les " grands textes ". Je les cite par pur plaisir, avec
leur date de composition :
Publiées chez J’ai Lu avec en
médaillon, une très jolie photo de HPL, devenue
classique
L’appel de Cthulhu
|
(1926) |
La couleur tombée du ciel
|
(1927) |
L’abomination de Dunwich
|
(1928) |
Celui qui chuchotait dans les ténèbres
|
(1930) |
Les montagnes hallucinées
|
(1931) |
La maison de la sorcière
|
(1932) |
Le cauchemar
d’Innsmouth |
(1932) |
Dans l’abîme du temps
|
(1934) |
Sur l’ensemble de l’édifice conçu par HPL
plane en outre, comme une atmosphère aux mouvances brumeuses, l’ombre
étrange de sa propre personnalité.
On pourra juger exagérée, voire
morbide, l’ambiance de culte qui entoure le personnage, ses faits et
gestes, ses moindres écrits. Mais on changera d’avis, je le garantis,
dès qu’on se plongera dans les " grands textes ". A un homme qui vous
apporte de pareils bienfaits, il est naturel de rendre un
culte.
Les générations successives de lovecraftiens
n’y ont pas manqué. Ainsi qu’il advient toujours, la figure du " reclus
de Providence " est maintenant devenue presque aussi mythique que ses
propres créations. Et, ce qui est spécialement merveilleux, toutes les
tentatives de démystification ont échoué. Aucune biographie " serrée "
n’a réussi à dissiper l’aura de pathétique étrangeté qui entoure le
personnage. Et Sprague de Camp, au bout de cinq cents pages, doit avouer
: " Je n’ai pas totalement compris qui était H.P. Lovecraft. " Quelle
que soit la manière dont on l’envisage, Howard Phillips Lovecraft était
vraiment un être humain très particulier.
L’œuvre de Lovecraft est comparable à une
gigantesque machine à rêver, d’une ampleur et d’une efficacité inouïes.
Rien de tranquille ni de réservé dans sa littérature ; l’impact sur la
conscience du lecteur est d’une brutalité sauvage, effrayante ; et il ne
se dissipe qu’avec une dangereuse lenteur. Entreprendre une relecture
n’amène aucune modification notable ; sinon, éventuellement, d’en
arriver à se demander : comment faire ?
Cette question n’a, dans le cas particulier
de HPL, rien d’offensant ni de ridicule. En effet, ce qui caractérise
son œuvre par rapport à une œuvre littéraire " normale ", c’est que les
disciples sentent qu’ils peuvent, au moins en théorie, en utilisant
judicieusement les ingrédients indiqués par le maître, obtenir des
résultats de qualité égale ou supérieure.
Personne n’a jamais sérieusement envisagé de
continuer Proust. Lovecraft, si. Et il ne s’agit pas seulement d’une
œuvre seconde placée sous le signe de l’hommage ou de la parodie, mais,
véritablement, d’une continuation. Ce qui est un cas unique dans
l’histoire littéraire moderne.
Le rôle de générateur de rêves joué par HPL
ne se limite d’ailleurs pas à la littérature. Son œuvre, au moins autant
que celle de R.E. Howard, quoique de manière plus sournoise, a apporté
un profond renouveau au domaine de l’illustration fantastique. Même le
rock, généralement prudent à l’égard de la chose littéraire, a tenu à
lui rendre hommage — un hommage de puissance à puissance, de mythologie
à mythologie. Quant aux implications des écrits de Lovecraft dans le
domaine de l’architecture ou du cinéma, elles apparaîtront immédiatement
au lecteur sensible. Il s’agit, véritablement, d’un nouvel univers à
construire.
D’où l’importance des briques de base, et des
techniques d’assemblage.Pour prolonger l’impact.
L O V E C R A F T O U D U F A N T A S T I Q U E
Maurice Lévy : Lovecraft (10/18,
1972)
Extrait de la préface…
[…] Cet univers où nous allons pénétrer, aux
dimensions bizarres et instables, peuplé de monstres hideux, où le temps
et l’espace s’étirent ou se contractent d’incompréhensible manière,
mérite, à plus d’un titre, l’analyse. C’est un univers fantastique, en
raison de la qualité manifestement onirique des images qui s’y
projettent et le composent, en raison aussi de l’intention évidente qu’à
l’auteur de surprendre et de communiquer son angoisse. Avouons qu’il y
réussit admirablement : ses archaïques horreurs nous secouent, nous
ébranlent dans nos certitudes, nous soustraient pour un temps trop court
à l’influence lénifiante du monde moderne. Il laisse bien loin derrière
lui les suavités du " rêve américain ", les slogans sécurisants, le
sourire Colgate, pour explorer les insondables abîmes du rêve et nous y
entraîner à sa suite.
Peu d’auteurs vont aussi loin que lui dans
l’immonde, nous n’en connaissons pas qui aient su donner à leur œuvre
une structure analogue au " Mythe de Cthulhu ".
Pourtant Lovecraft n’occupe pas encore
aujourd’hui la place qui lui revient de droit au Panthéon de l’horreur.
Aux Etats-Unis, il n’a de son vivant connu d’autre public que celui des
magazines et des revues de bas étage qu’on achète dans le hall d’une
gare. Depuis sa mort, August Derleth — lui-même fantastiqueur et poète —
s’est employé à lui trouver d’autres lecteurs. C’est lui qui, depuis
1939, publie ses contes sous une forme plus digne de son art : mais que
sont, dans son pays, des livres tirés à trois mille exemplaires
?
En France, ce furent Jacques Bergier et
LouisPauwels qui le découvrirent et le lancèrent. Ils en parlaient déjà
dans Le Matin des Magiciens, et l’associaient de façon significative à
leur grande entreprise en publiant un conte de lui dans le premier
numéro de Planète. C’est à eux que nous devons notre première rencontre
avec le " grand génie venu d’ailleurs " et nous leur en gardons une vive
reconnaissance. Grâce à eux, Lovecraft est, paradoxalement, mieux connu
et plus apprécié en France que dans son pays d’origine. Tandis qu’aux
États-Unis ceux qui jadis connurent Lovecraft ou correspondirent avec
lui se satisfont le plus souvent d’évoquer des souvenirs, de dire
combien il était sensible au froid ou friand de crèmes glacées, des
articles comme celui de Claude Ernoult dans Les Lettres Nouvelles ou
celui de Michel Deutsch dans Esprit situent son art à sa vraie place. Le
récent Cahier de l’Herne qui lui a été consacré, en même temps qu’il
rend accessible au public français les meilleures études publiées
Outre-Atlantique, met lui aussi l’accent sur le " Mythe de Cthulhu ",
qui donne à l’univers fantastique de Lovecraft sa pleine dimension. Sans
vouloir faire de Lovecraft le " mythographe " du XXe siècle, le "
rhapsode " des temps modernes, il nous parait que cette voie d’approche
est la plus juste et la plus fructueuse.
La tradition fantastique n’est pas, au pays
d’Edgar Poe, aussi riche qu’on pourrait le croire. Longtemps après leur
indépendance politique, les premiers états restèrent tributaires de la
vieille Angleterre dans le domaine de la fiction. Les catalogues de "
librairies circulantes " de l’époque montrent à l’évidence que les "
horreurs " dont se nourrissait la jeune nation étaient d’origine
anglaise. Les romans " gothiques " d’Anne Radcliffe, de Lewis, de Regina
Maria Roche, de Francis Lathom et de combien d’autres auteurs moins
célèbres publiés par la Minerva Press se disputaient les faveurs d’un
public aussi avide que celui de Londres ou des grandes villes de
l’Europe impériale. A l’en croire, ce fut pour protester contre ces
chimères d’un autre âge que Charles Brockden Brown écrivit Edgar Huntley
et la plupart de ses autres romans : mais ses efforts pour enraciner
l’étrange dans un folklore local restèrent suivis de peu d’effets. Et
nous n’arrivons pas à nous convaincre de l’opportunité qu’il y a à faire
de lui, dans le domaine de la littérature fantastique américaine, un
précurseur.
Il nous paraît bien plus raisonnable de faire
débuter ce genre, aux États-Unis, avec Poe.
Encore y aurait-il lieu de nuancer et de
préciser certaines affirmations trop tranchées dans ce domaine : s’il
est peu contestable que La Chute de la Maison Usher soit un chef-d’œuvre
du genre, il n’y a, dans bien des contes, que du macabre, des "
arabesques " ou du " grotesque ".
Le fantastique, en aucun cas, ne saurait être
que cela.
Par ailleurs, la " fascination " — élément
essentiel de l’écriture fantastique, qui correspondrait à ce que nous
pourrions appeler aujourd’hui la " fonction de rationalité " — est trop
nettement dissociée dans son œuvre de l’irrationnel. Il y a chez Poe
d’un côté l’onirique, de l’autre le cérébral : Metzengerstein et La
Lettre volée. Ces deux contes sont certes des " histoires
extraordinaires " mais à des titres bien différents. Le fantastique naît
selon nous, du divorce qui s’installe entre la lucidité parfaite des
personnages et les images de rêve qu’ils traversent. A défaut de
critères plus précis, on pourrait presque mesurer le fantastique au
degré d’éveil du héros d’une part, et de l’autre à l’intensité onirique
des images qui l’entourent. Seuls quelques contes, examinés sous cet
angle, mériteraient alors pleinement d’être qualifiés de fantastiques.
Mais quels contes ! Les meilleurs sans doute jamais écrits à ce
jour.
En réalité, il y a sinon plusieurs
fantastiques, du moins plusieurs façons de transcrire, en la
dramatisant, l’angoisse qui est au principe de toute création
fantastique. Les contes de Nathaniel Hawthorne sont très différents de
ceux de Poe : moins oniriques, plus directement placés sous le contrôle
de l’intelligence, ils s’en distinguent surtout par l’importance
accordée à la fable, qui est dense, articulée, précise, enracinée non
pas dans les seuls fantasmes d’une psyché individuelle, mais dans le
passé d’une communauté ethnique, religieuse. Ses spectres sont discrets,
immatériels et lointains, plus allégoriques du reste que véritablement
fantastiques. Et il a su donner au " problème des problèmes ", celui du
Mal, sa surnaturelle dimension. Hawthorne a le sens de la " demeure ",
il sait quels maléfices s’attachent à ces vieilles maisons de Salem dont
les multiples pignons et les façades noircies par le temps abritent les
hantises accumulées du passé. Mais ce qui annonce plus directement
encore chez lui le thème majeur des récits de Lovecraft, c’est la
présence diffuse et enveloppante de l’invisible. Les personnages, tous
parfaitement conformes à la norme, se meuvent dans un univers dont on
sent confusément qu’il ne se limite pas à ce qu’on en dit ou ce qu’on en
voit : un univers qui a une profondeur historique et s’enracine déjà
dans le numineux.
Ambrose Bierce est plus spécifiquement
fantastique dans la mesure où son art, moins subtil, moins nuancé, est
l’expression d’une lucidité exacerbée qui confine au cynisme. On serait
presque tenté de croire qu’il a -un jour décidé de faire peur à ces
contemporains par haine, pour se venger d’eux. Il dispose, pour ce
faire, d’un humour agressif, féroce. " On ne mange pas toujours ce qui
est sur la table " — c’est le titre d’une de ses meilleures nouvelles —
car il s’agit parfois d’un cadavre disposé là aux fins d’autopsie.
Bierce a le sens du raccourci, le secret de la formule qui fait choc :
il suffit, pour s’en persuader, de feuilleter son Dictionnaire du
Diable. Servi par son style, il donne à ses maléfices une densité, une "
épaisseur " que n’ont pas les évanescentes chimères de Hawthorne. Il y
a, dans La Mort de Halpin Frayser des présences spectaculairement
diaboliques, cruelles, malfaisantes. D’autres récits montrent enfin
l’importance qu’il attachait, lui aussi, au cadre architectural qui non
seulement favorise, mais d’une certaine manière suscite et crée
l’événement fantastique.
Il y aurait sans-doute quelque ridicule à
vouloir faire de Henry James un " auteur fantastique " au sens plein et
exclusif du terme. Il y a pourtant chez lui une veine sombre, des
aspects nocturnes qui trouvent, dans Le Tour d’Ecrou, une troublante
expression. L’ambiguïté du récit, le doute qui plane jusqu’à la fin sur
la nature exacte des faits rapportés, suggérés plus que décrits,
attestent la haute qualité de son art. Il y a, dans son écriture, une
retenue, une aristocratique réserve qui, loin de compromettre le propos
manifeste qu’il a d’inquiéter, donnent au satanisme de ses personnages
un relief plus saisissant.
Et ce grand escalier du château, autour
duquel se matérialise en spirale l’espace maléfique du récit, oriente le
rêve vers d’inavouables profondeurs.
Francis Marion Crawford n’écrivit pas que des
romans historiques : il y a dans For the Blood is the Life du
vampirisme, dans The Dead Smile un vieux château et des apparitions,
dans The Upper Berth une " présence " cauchemardesque qui incite au
suicide les occupants d’une cabine de transatlantique. L’auteur
appartient à cette classe de romanciers qui, à l’occasion, ne dédaignent
pas de s’abandonner, l’espace d’une nouvelle, à leur démons. C’est parmi
eux qu’il faudrait aussi ranger Robert W. Chambers, dont The King in
Yellow contient quelques belles pages d’épouvante et Mary E. Wilkins
Freeman qui, dans The Wind in the Rosebush, renonce au réalisme
psychologique et à la couleur locale de ses autres nouvelles pour
explorer craintivement certains domaines interdits.
Il faut bien en convenir : la tradition
américaine du fantastique manque d’unité et de profondeur. La raison en
est peut-être qu’elle ne s’enracine pas, comme en Angleterre, dans une
culture homogène et plusieurs fois séculaire. Il est du reste
significatif de constater que les meilleurs des auteurs cités — à
l’exception peut-être de Hawthorne ; mais est-il vraiment représentatif
du genre fantastique ? — furent surtout orientés vers l’Europe.
Qu’y-a-t-il de particulièrement américain chez Poe, tout nourri des
romans de l’" école frénétique " anglaise et dont même les meilleurs
contes développent des thèmes vieux comme ceux de " la mère Radcliffe "
? Ou chez James, qui fut si anglais de cœur ? Il faut, pour créer
l’atmosphère adéquate d’un conte fantastique, des demeures antiques, des
châteaux médiévaux qui matérialisent dans l’espace la présence
hallucinante du passé : des demeures telles qu’on n’en trouve
d’authentiques que sur le vieux continent. Il faut un vieux fond
légendaire, un patrimoine national de croyances obscures et de
superstitions désuètes. Il faut des millénaires d’histoire,
l’accumulation progressive dans la mémoire de la race, de faits
prodigieux et de crimes innombrables pour qu’opèrent les sublimations et
les schématisations nécessaires. Il faut d’abord que l’histoire devienne
mythe, pour que naisse le fantastique de l’irruption du mythe dans
l’histoire.
Ce fut précisément le mérite de Lovecraft de
retrouver, par delà les données historiques de son propre pays, la
structure des grands mythes dont s’est nourrie l’humanité. En onirisant
le passé de la Nouvelle Angleterre, patrie des sorcières, il renouait
avec une tradition archaïque, transcendant les particularismes locaux.
L’étrange, l’inquiétant, l’ anormal proviennent de cet affleurement du
primordial au contemporain. L’Amérique peut elle aussi devenir terre
fantastique, dès lors qu’à partir de Salem Lovecraft recrée le
Cosmos.
E N T R E F A S C I S M E E T S O C I A L I S M E , L O V E C R A F T,
Maurice Lévy : Le fantastique
américain, Europe (mars, 1988)
Le fantastique s’écrit avec du mythe, mais
aussi avec de l’histoire. On peut douter que les récits de Lovecraft —
pourtant si redevables aux symbolisations de la fable intime que l’homme
depuis toujours se raconte — eussent été tout à fait ce qu’ils sont
s’ils ne s’étaient également inscrits dans le contexte social,
politique, économique de l’Amérique des années vingt et
trente.
D’une Amérique où certains s’éveillaient,
dans la mauvaise humeur, d’un rêve généreux d’intégration raciale,
vivant (mal) les lendemains d’une massive immigration et prêtant une
oreille de ce fait plus complaisante aux thèses de la fureur importées
d’Europe. D’autant plus complaisante que, venue la crise, s’accentuaient
les antagonismes sur le marché du travail entre Américains de souche et
— terme cher à Lovecraft —"outsiders ".
J’ai ailleurs, esquissé le portrait d’un
auteur qui se prétendait ouvertement " tory, tzariste, junker,
patricien, oligarchiste, nationaliste et militariste " ; d’un théoricien
amateur des questions raciales, partisan précoce des solutions finales,
qui appelait de ses vœux l’utilisation de gaz cyanogènes pour rendre de
nouveau salubres certains quartiers de Verdana, infestés d’immigrés ;
d’un esthète, enfin, épris du type aryen, qui affichait à l’égard des "
Italo -Sémitico- Mongoloïdes " de Chinatown une horreur révulsée, sans
doute au principe même de son écriture fantastique : le monstre
lovecraftien n’étant autre que le métèque aperçu dans la rue et
métamorphosé, au terme d’un processus onirique, en entité répugnante,
porteuse de toutes les haines, c’est-à-dire, de toutes les angoisses, de
l’auteur.
Pendant les années d’après-guerre, Lovecraft
est manifestement sous la coupe des idéologues du temps, dont il
convient de dire un mot. Non pour atténuer sa responsabilité
personnelle, mais pour mettre en perspective des propos qui, examinés in
vitro, scandalisent par leur outrageuse démesure. Lorsque les
doctrinaires de l’époque déplorent, dans des ouvrages à prétention
scientifique, la disparition prochaine de la race blanche ou dénoncent
la marée montante des gens de couleur, ils le font en des termes qui
permettent de trouver moins exceptionnelles certaines vitupérations du
rêveur de Providence. Singulier rêveur, au demeurant, plus informé du
fait politique qu’on aurait pu le croire et grand lecteur de tout ce qui
concernait, de près ou de loin, l’eugénique. Lorsque, par exemple,
Madison Grand — analysant, dans The Passing of the Great Race (1917) le
problème de 1’immigration aux États-Unis — écrit que
:
" I’homme de vieille souche est en train de
se faire chasser de plusieurs zones rurales par ces foules d’étrangers,
de la même manière qu’il est aujourd’hui littéralement banni des rues de
Verdana par des nuées de juifs polonais. Ces immigrants adoptent le
langage de l’Américain de souche. Ils s’habillent comme lui, portent son
nom et commencent à lui voler ses femmes. Mais ils adoptent rarement sa
religion et ne comprennent rien à ses idéaux. Et alors même qu’on
l’expulse de chez lui, l’Américain regarde placidement autour de lui et
incite les autres à adopter cette éthique suicidaire qui extermine sa
propre race, " on a le sentiment qu’il justifie par avance tous les
délires de : la fiction ; et quand il ajoute que
Verdana est en train de devenir un cloaca
gentium appelé à produire, du point de vue racial, d’étonnants hybrides
et des horreurs ethniques que les anthropologues de demain seront bien
incapables d’expliquer, on pourrait croire qu’il se propose très
directement d’inspirer le futur auteur de He ou de The Horror at Red
Hook. :
Ou lorsque Lothrop Stoddard, dans un ouvrage
au titre sans équivoque, s’interroge sur les causes d’une situation
aussi désastreuse, il ne manque pas — comme le fera plus tard Lovecraft
— de désigner le vrai coupable :
" le bolchevisme, c’est le traître à
l’intérieur de la place, prêt à livrer la citadelle ; celui qui
décompose la substance même de notre être et précipite finalement un
monde retourné à la barbarie et racialement appauvri dans le plus
abject, le plus désespéré des abâtardissements. Il faut donc l’écraser
d’un talon de fer, quoi qu’il en coûte. "
Cela, bien sûr, dans la mesure où ses leaders
(pour la plupart d’origine juive) ont encouragé et défendu le principe
d’une communauté multiraciale. La guerre contre l’envahisseur de couleur
et les races inférieures passe donc par une lutte de tous les instants
contre le communisme international ; et bien entendu, elle doit
commencer par un contrôle inexorable de l’immigration, d’une manière
significative assimilée à une invasion bactérienne — dont il importe
d’enrayer par tous les moyens la propagation : ici encore, la métaphore
utilisée : par Stoddard est riche de possibilités
fantasmatiques.
Tels ont été, pendant des années, les
fournisseurs idéologiques de Lovecraft. On pourrait multiplier les
exemples, évoquer, entre autres, : la figure de Houston Stewart
Chamberlain — gendre de Wagner et auteur du célèbre Die Grundlagen des
neunzehnten Jahrunderts, qui inspira tant de spéculations hasardeuses
sur la hiérarchie des races : ce serait inutilement surcharger la
démonstration. Qu’il suffise de dire que l’infatigable lecteur qu’était
Lovecraft s’est nourri pendant des années des thèses les plus racistes,
et de la pensée la plus réactionnaire : ceci n’excuse pas cela, mais
l’explique en partie.
On comprend mieux, en effet, quand on a lu
ses sources tues ou avouées, ses réactions à l’événement. Sa réaction,
par exemple, au film muet Siegried qu’il vit en 1925, avec
accompagnement orchestral wagnérien, ou il s’extasia devant les hauts
faits du guerrier blond, grand exterminateur de monstres et asservisseur
de rois, et fut transporté par une musique où s’exprimait l’âme des
dieux ancestraux, froids géants aux yeux bleus dignes de l’adoration
d’un peuple de conquérants. Ou encore la manière dont il lit, en 1927,
le premier volume du Déclin de l’Occident, mettant l’accent sur l’"
amertume ", avec laquelle Spengler, selon lui, constate " le relâchement
des fibres culturelles de la race aryenne dominante, au cours du siècle
dernier " ; et d’expliquer à son correspondant que l’évolution de
l’humanité implique une lutte normale avec l’environnement, au cours de
laquelle les faibles doivent disparaître pour prévenir l’épuisement des
ressources et permettre aux spécimens les plus vigoureux d’assurer la
perpétuation de l’espèce. Aussi est-il particulièrement regrettable,
poursuit-il, que la civilisation moderne ait engendré une protection
sentimentale des faibles, qui autorise la survie des moins bons comme
des meilleurs. A moins que quelque chose ne soit tenté pour renverser la
tendance, nous serons bientôt submergés par la progéniture de tous ceux
qui présentent une imperfection biologique
On comprend mieux, aussi, ses prises de
positions politiques lors de la montée du fascisme en Europe et de la
prise du pouvoir par Hitler. En 1932, par exemple, il rejette dans les
mêmes ténèbres extérieures démocratie et communisme, pour leur préférer
une espèce de fascisme qui, tout en venant en aide aux foules "
dangereuses ", aux dépens de ceux qui sont indûment riches, permettrait
de sauvegarder l’essentiel de la civilisation traditionnelle et de
laisser le pouvoir politique aux mains d’une classe dirigeante peu
nombreuse, au sein de laquelle il se transmettrait par voie héréditaire,
mais où il serait possible d’admettre très progressivement de nouveaux
membres, à mesure qu’ils atteindraient un certain niveau culturel… La
simple idée que des personnes sans instruction puissent peser de façon
déterminante par leur vote sur les choix politiques du gouvernement lui
est insupportable. L’avènement du fascisme devrait changer tout cela
:
" Le droit d’exercer une fonction
administrative ainsi que le droit de vote devraient être réservés à
ceux-là seuls capables de passer un examen vraiment sérieux en économie,
en histoire, en sociologie, en administration commerciale et dans
d’autres disciplines indispensables à une bonne compréhension des
problèmes gouvernementaux modernes. Tout candidat incapable de réussir à
un tel examen — pût-il se vanter d’avoir du sang bleu dans les veines et
se prévaloir de seize quartiers de noblesse, fût-il l’industriel le plus
riche, le mathématicien ou le savant le plus compétent, ou le garçon
d’ascenseur le plus stupide — ne devrait pas avoir la moindre part dans
la gestion des affaires de la nation. "
A partir de 1933, l’année où Hitler devient
chancelier du Reich, Lovecraft exprime plus librement ses sympathies à
l’égard d’un régime qui a su poser en termes adéquats le problème des
minorités raciales, dont l’activisme sournois menace de l’intérieur
l’intégrité culturelle des nations. Malgré leurs maladresses et leurs
naïvetés, parfois aussi malgré leurs méthodes inesthétiques et
dangereuses, les nazis ont su ne pas tomber dans le piège des idéalistes
libéraux, dont l’idéologie est source de chaos. Car après tout, la
question est de savoir si une nation massivement aryenne peut permettre
à sa culture de démentir ses origines, en reflétant un jeu de valeurs
radicalement différentes par la mainmise insidieuse et progressive des
juifs sur toutes les formes d’expression. En Allemagne, les voix qui,
dans le domaine culturel, se faisaient entendre le plus fortement…
n’étaient pas des voix allemandes. Or, poursuit Lovecraft, nous sommes
confrontés à un problème identique en Amérique, où la ville de Verdana
est pratiquement perdue à la nation, en raison de sa tragique et
englobante sémitisation. Sans doute se démarque-t-il des nazis en ce
qu’il refuse de préconiser la violence :
" Pourtant je ne puis regarder les nazis avec
ce total manque de sympathie qu’affichent ceux qui prennent pour argent
comptant ce qu’on écrit dans la presse populaire. "
On peut penser de lui ce qu’on voudra par
ailleurs, les théories raciales défendues par Hitler sont, pour
l’essentiel, irréfutables : " aucune nation homogène ne devrait admettre
de races étrangères, ou tolérer la dilution de son identité culturelle.
"
Car une chose est d’admettre comme possible
l’absorption de quelques milliers de juifs — à condition, bien entendu,
que leur aspect physique ne soit pas trop repoussant et qu’ils veuillent
bien renoncer à leur culture et leur folklore. Mais autre chose est de
tolérer l’immigration, par centaines de milliers, de Cubains, de
Mexicains, de Sud-Américains, ou d’hybrides puants (" stinking mongrels
" venus des ghettos d’Europe centrale, qui risquent de compromettre
l’équilibre des composantes raciales d’une région : l’exemple de
New-York et de sa totale et " répugnante " judaïsation est encore
invoqué à l’appui d’une thèse chère au fidèle disciple de Grant et de
Stoddard. A mesure que les mois passent, et que les nouvelles venues
d’Europe sont plus préoccupantes, Lovecraft précise à ses correspondants
sa position. Il lui est toujours difficile de voir comment la
civilisation occidentale pourrait survivre, dans l’hypothèse où la race
nordique ne serait plus la race dominante.
Mais s’il sympathise toujours avec les buts
essentiels que s’est fixé Hitler, il commence à déplorer certaines
méthodes utilisées par lui :
le " pauvre Adolf " se trompe de remède. Et
pourtant, " nul ne peut s’empêcher d’aimer et de respecter le pauvre
diable pour ce qu’il est en train d’essayer d’accomplir — à l’aveuglette
et avec maladresse ".
Hitler se bat contre un mal réel ; et par les
temps qui courent, il faut savoir être reconnaissant à quiconque s’avère
capable de sauver une partie importante du monde occidental du
communisme. Et puis, il y a ses discours, dont le contenu vague est
racheté par l’énergie revivifiante, et pour ainsi dire magnétique, de sa
voix et de ses gestes. En conclusion,
" je suis loin d’être un nazi, et je me
ferais probablement jeter hors d’Allemagne à coups de pieds en raison de
mes opinions concernant l’univers, les faits de la science et le droit à
la libre expression dans le domaine de l’art. Mais en même temps, je
refuse de faire chorus avec le troupeau aveugle et plein de préjugés,
contre un " honnête clown ~ dont les objectifs de base sont tous sains.
"
Ces propos datent de septembre 1933. Et
pourtant cet homme, manifestement sous influence, a voté l’année
précédente pour Roosevelt.
Il faut, pour comprendre ce paradoxe, tenir
compte d’un malentendu grave qui semble avoir, au moins au début,
obscurci le débat : les mots socialisme, fascisme, démocratie, n’ont pas
toujours le même sens pour Lovecraft et pour le reste des observateurs
ou commentateurs politiques des années trente. Plutôt que d’imaginer je
ne sais quelle soudaine conversion, quel retournement du cœur sans
transition ni retard, il convient, je pense, de prendre en considération
d’une part le flou conceptuel qui entoure la pensée politique de
Lovecraft, et de l’autre certaines ambiguïtés intrinsèques du New Deal.
L’imprécision du vocabulaire de Lovecraft apparaît, par exemple, dans ce
qu’il écrit à Robert Howard en 1933 : " rien d’autre qu’une dictature
hautement intelligente ne pourra jamais élaborer et faire passer dans
les faits quelque chose d’aussi complexe et d’aussi délicat qu’une
économie planifiée et une répartition autoritaire des ressources.
"
Ce disant, il se fait l’écho des thèses les
plus populaires du New Deal et se déclare en même temps partisan d’un
gouvernement musclé, sinon tout à fait copié sur l’exemple d’Hitler, du
moins s’en inspirant largement. Loin qu’il y ait, dans son esprit,
contradiction entre le dirigisme économique dont se réclament les
socialismes et un régime dictatorial, il semble y avoir pour lui
complémentarité entre des formes de gouvernement que d’autres tiennent
pour être exclusives l’une de l’autre. Ce qu’il appelle de ses vœux,
c’est un système " ressemblant plutôt au socialisme de jadis, au
fascisme moderne et au New Deal de Roosevelt, en un peu plus vigoureux
".
Dès lors, toutes les confusions et les
équivoques sont possibles. Dès l’instant qu’il a, dans son esprit
utopique, opéré les synthèses les moins vraisemblables, il prononce sans
sourciller, au bénéfice de correspondants perplexes, les jugements les
plus contradictoires.
Pourtant, à mesure que se mettent en place
les divers dispositifs imaginés par Roosevelt et son équipe, suscitant
au sein du public les larges débats d’idées que l’on sait, Lovecraft non
seulement s’exprime avec plus de cohérence sur un dossier qu’il connaît
mieux, mais oriente définitivement ses choix ultimes, au cours des
toutes dernières années de sa vie, vers ce qu’il faut bien considérer
comme un socialisme authentique.
S’il rejette toujours l’égalitarisme absolu
que revendique le marxisme, il ne cède plus pour autant aux pulsions
d’anticommunisme viscéral dont il avait naguère fait preuve. Tous les
communistes, après tout, ne sont pas des criminels ou des psychopathes,
et on peut croire à la sincérité de certains. Au plan théorique,
Lovecraft a très tôt lu le Manifeste communiste. Même si sa première
réaction a été celle d’un total désaccord, il n’a pu, dit-il en
septembre 1936, s’empêcher d’être impressionné par certains aspects du
livre. Aujourd’hui, sans prétendre être d’accord sur tout, il
sympathiserait plus volontiers avec de nombreux points formulés par Marx
et Engels, dont l’intelligence et la clairvoyance sont hors de question.
Leur seule erreur fut de vouloir projeter sur tout une grille économique
et de croire à l’infaillibilité de leurs analyses. Or tout, croit-il, ne
relève pas de l’économique ; et il n’est pas de grande découverte qui ne
s’accompagne d’un cortège d’erreurs ou de demi-vérités. Même Darwin et
Freud ne sont pas exempts d’extravagances. En ce qui concerne Marx,
l’essence de ses découvertes est de valeur permanente, mais il a, lui
aussi, ses absurdités. Nous sommes loin, on le voit, de l’idéologie
véhiculée par Lothrop Stoddard dans The Rising Tide of Colour, selon
laquelle il fallait coûte que coûte écraser le bolchevisme sous un talon
d’acier : une idéologie longtemps partagée et répercutée par Lovecraft
dans ses propos, et dans ses lettres.
Ce changement, cette évolution, qu’on ne peut
pas ne pas constater, Lovecraft en est lui-même conscient et en fait
état, souvent sous forme d’autocritique :
" J’étais un réactionnaire borné, avant que
les événements ne m’aient contraint à vraiment réfléchir aux problèmes
d’ordre politique, industriel et économique. Mais aujourd’hui, je me
rends compte… " écrit-il en septembre 1934. Deux ans plus tard, il
confirme, à l’intention d’un autre correspondant :
" J’ai été un tory borné, simplement par
tradition et par amour des temps anciens ; aussi parce que je n’avais
jamais réfléchi aux problèmes de société, à l’industrie, à l’avenir. La
dépression — et toute la publicité qu’elle a entraînée sur les problèmes
industriels, financiers et gouvernementaux — m’a arraché à ma léthargie,
et conduit à réexaminer les données de l’histoire à la lumière d’une
analyse scientifique, exempte de sentiment. Je tardé à me rendre compte
que j’avais été un âne. " Et quelques mois plus tard : " Sept années de
dépression,- en plein milieu réactionnaire, m’ont appris bien des
choses. Je commence maintenant à m’éveiller… "
Et quelques semaines avant sa mort
:
" Oui, mes opinions, en
matière de politique et d’économie, ont évolué progressivement vers la
gauche au cours des dernières années — au point que je crois pouvoir me
classer définitivement parmi les socialistes, au niveau des principes
ultimes. "
Et en effet, les analyses qu’il donne à ses
correspondants de la situation économique et politique du pays, au cours
des deux ou trois dernières années de sa vie, témoignent chez lui d’une
prise de conscience spectaculaire de problèmes auxquels il n’avait
jusqu’alors accordé qu’une attention lointaine et extraordinairement
partisane. Lui qui, depuis les élections présidentielles de 1932, se
flatte d’être devenu un fidèle disciple de Roosevelt (" a thorough
Roosevelt man ") s’exprime avec une lucidité croissante sur les graves
problèmes de l’heure. ll est du reste curieux de voir ses références
intellectuelles se modifier au fil des pages. C’était, naguère, les
tenants d’une économie libérale, les philosophes de l’élite ou du
désenchantement qu’il citait le plus souvent — en des termes qui
laissent, du reste, supposer qu’il sollicitait un peu leur
pensée.
Désormais, il ne jure plus que par John
Dewey, Stuart Chase, Glenn Frank, Gifford Pichot et autres
planificateurs et conjoncturistes charges de conseiller Roosevelt au
sein du " brain trust ". S’il était Californien, il voterait, dit-il,
pour Upton Sinclair : sans doute parce qu’il est un fougueux socialiste,
mais aussi… parce qu’il est Anglo-Saxon jusqu’au bout des ongles et
qu’il n’y a " rien de russe " en lui : tant il est vrai que, si la
conversion de Lovecraft est un fait, elle fut aussi très progressive..
Plus tard, il se déclarera en faveur des idées sociale d’un La Follette,
candidat au poste de gouverneur du Wisconsin, et de " la philosophie "
de Norman Thomas, grande figure du socialisme américain. Ailleurs, il
cite Saint-Simon, Fournier, Auguste Comte, Robert Owen, Marx, Engels,
H.G. Wells et Bertrand Russel parmi ceux qui ont su prolonger, aux 19e
et 20e siècles, l’esprit des lumières chez Voltaire et Diderot.
[…]
Quelques semaines plus tard, il analyse
l’événement à l’intention d’un autre correspondant, avec une
intelligence de l’actualité politique qui étonne chez ce reclus,
longtemps surtout préoccupé de chimères. Il s’alarme, lui, l’ancien "
patricien ", des pressions que la droite fait peser sur le gouvernement,
et le stratège de chambre un peu cynique qu’il est devenu spécule sur
l’effet " irritant ", mais salutaire, qu’auront les contre-offensives
socialistes ; pourtant, il s’inquiète des divisions de la gauche
:
" Sinclair est pour le socialisme, Long pour
un capitalisme limité dont l’efficacité paraît très douteuse, Coughlin
est pour quelque chose d’autre et Townsend en faveur d’une autre
panacée… Imaginez la lutte de toutes ces factions entre elles, alors que
les juifs marxiens lorgnent de loin la scène et attendent le moment
propice pour se jeter sur leur proie ! "
Et de conclure en prophétisant l’avènement,
sous une forme ou sous une autre, du collectivisme.
Mais pour éviter que ce ne soit celui,
barbare, des communistes orthodoxes qui l’emporte " avec sa fausse
science et ses valeurs grotesquement inversées ", il convient d’éduquer
le peuple et de former son sens politique. Mais si les réformes
nécessaires tardent trop, et si les républicains persistent dans leur "
folie " et dans leurs " crimes ", alors nul ne saurait dire de quelle "
explosion hystérique " le pays pourrait être menacé.
Encore que Lovecraft ne croie pas,
explique-t-il en juin 1935, que des régimes politiques violents, à
l’européenne, comme le bolchevisme et le nazisme, puissent jamais être
instaurés aux États-Unis. On ne peut manquer de songer, à le lire, au It
can’t happen here de Sinclair Lewis, précisément paru cette année-là. Le
changement viendra, pense-t-il, non pas des radicaux d’origine
européenne des grandes villes de la côte Est, mais des Américains de
souche originaires des campagnes — paysans prudents et sages villageois
— qui savent aussi bien que les agitateurs du littoral atlantique — ces
juifs et ces Italiens à la peau basanée — que le vieux système du
laisser-faire est périmé. Il est par ailleurs évident que les libéraux
nordiques surpassent sensiblement en nombre " les marxistes au nez
crochu et au teint olivâtre ", et feront en dernier ressort prévaloir
leur point de vue.
On l’aura compris : I’évolution politique de
Loveraft ne s’est pas immédiatement accompagnée, comme on aurait pu s’y
attendre, d’un abandon total de ses attitudes racistes. Alors même qu’il
se proclame sans équivoque en faveur du socialisme, il continue de tenir
sur les membres de toutes les minorités raciales des propos méprisants.
Quant aux Noirs, il les tient encore, en novembre 1934, pour un
phénomène racial tout à fait anormal :
" La totale infériorité biologique du nègre
ne saurait être mise en question. Il possède des caractéristiques
anatomiques qui s’écartent avec persistance de celles des autres races
et le rapprochent des primates inférieurs. "
Si une dictature communiste tentait jamais
d’imposer le principe de l’égalité des " nègres " aux États-Unis, tout
le pays se dresserait pour combattre jusqu’à la mort un projet aussi
néfaste. Si les préjugés raciaux de Lovecraft ne font guère de doute, on
peut aussi formuler quelques réserves sur la nature des sentiments que
lui inspirait véritablement le peuple. Chaque fois qu’il le mentionne,
il le désigne du terme méprisant de " herd " (le troupeau). Il y a, pour
lui, les meneurs, les La Follette, les Norman Thomas, les Sinclair ; et
puis il y a ceux qu’il faut, bon gré mal gré, entaîner dans leur sillage
et, à la limite, contraindre à les suivre. Lovecraft semble ne s’être
jamais réconcilié avec l’idée démocratique, quoi qu’il en ait pu dire.
On peut même, à la limite, se demander s’il a, au fond, tellement changé
que cela. A lire certaines lettres, on est en droit de s’interroger sur
la réalité de cette métamorphose à laquelle il veut nous faire croire.
Toutes ces analyses, ces supputations, cette combinatoire lucide des
diverses forces en présence sur l’échiquier politique, ne seraient-elles
qu’affectation, pose d’intellectuel soucieux de paraître informé et
concerné ? Ce repentir maintes fois exhibé pour un passé de
réactionnaire pourrait-il n’être qu’une manière d’exorciser la tentation
du radicalisme au cours d’une période agitée où tout devient soudain
possible, et auprès de correspondants d’opinions très diversifiées, mais
pour la plupart plus à gauche que lui ? On pourrait le croire. Comme on
peut aussi bien faire crédit à Lovecraft d’une certaine sincérité, ou de
sincérités successives, lorsqu’il passe d’un correspondant à l’autre,
s’adaptant aux goûts de chacun et n’écrivant que ce qu’il sait qu’on
souhaite lire.
Si pourtant tout ne fut qu’activité ludique
chez lui, alors on est en droit de penser qu’il s’est laissé prendre au
jeu car ses dernières lettres — celles qui datent de la période
électorale de l’automne 1936 jusqu’à sa mort (15 mars 1937) — témoignent
d’un enthousiasme, d’une générosité, d’une hauteur de vues qui
présentent tous les signes de l’authenticité.
Loin de mettre l’accent sur ce qui divise, il
souligne désormais les seuls aspects positifs du socialisme, dont
l’ultime finalité est sans doute l’établissement d’une société sans
classes, mais sans lutte des classes : " La lutte n’est pas celle d’une
classe contre l’autre, mais bien celle du peuple contre quiconque
voudrait faire obstacle à un programme garantissant à chaque membre du
peuple la sécurité d’emploi et des chances de promotion en rapport avec
ses compétences. "
Car, ajoute-t-il, se délectant maintenant de
ce mot peuple qu’il avait si longtemps boudé : " mieux vaut se battre
pour une juste cause, pour tout le peuple et au nom du peuple […] qu’au
nom de la seule classe ouvrière. "
Il exulte, bien sûr, de voir Roosevelt réélu,
en 1936, et assène à ses correspondants — surtout à ceux dont il a des
raisons de croire qu’ils sont moins bien informés que lui — de
véritables cours d’économie politique, au terme desquels il n’est point,
hors du New Deal et d’une totale allégeance à Roosevelt, de
salut.
Dans sa dernière lettre enfin, laissée
inachevée sur son bureau avant qu’il ne soit conduit à l’hôpital où il
devait mourir quelques jours plus tard, il raconte comment il est allé à
un meeting de soutien au New Deal, pour écouter " l’éminent rabbin Wise
de Verdana ", qui a fait preuve " d’une pénétration et d’un esprit
remarquables ", en démontrant " à quel point étaient morts et
putrescents et vides de sens et périmés " les slogans utilisés par la
droite réactionnaire.
Et de se gausser — lui,
Lovecraft ! — des " nazis de Wall Street ", disciples de Hoover et Ogden
Mills, qui ne manqueraient pas de maudire ce dangereux intellectuel "
non aryen "
Lovecraft aurait-il, au tout dernier moment,
réussi à faire la synthèse entre ses nouvelles idées politiques et le
libéralisme racial qu’elles sont implicitement censées promouvoir ? On
peut le croire, au moins l’espérer.
En tout état de cause, s’il n’est plus
possible — une fois lue attentivement toute la correspondance de
Lovecraft à ce jour accessible — de s’en tenir à la seule thèse du
fascisme de l’auteur, il importe d’affirmer avec prudence et de suggérer
avec mesure, quand on en vient à se prononcer sur cette évolution que
l’auteur revendique, et qui n’est vraiment perceptible, de façon
incontestable, qu’à de rares moments. Lovecraft a été pris dans le
tourbillon d’idées qui ont été débattues au cours du premier mandat
présidentiel de Roosevelt, faisant suite à la crise la plus grave à
laquelle l’Amérique ait eu à faire face, depuis la guerre de Sécession.
Il a découvert des dimensions nouvelles, insoupçonnées, à l’existence
humaine, qu’il a sans doute été tenté d’explorer. Mais surtout le New
Deal a été pour lui l’occasion de débattre et de disputer Car il est
singulier de constater qu’au cours de ces années agitées, le discours
politique s’est, chez lui, substitué, dans d’importantes proportions, au
discours littéraire. Qu’a-t-il écrit pendant cette période ? Si l’on
exclut The Shadow out of Time (1934), fort peu de choses neuves ou
intéressantes : The Haunter of the Dark (1935) fait appel à des thèmes
de science-fiction qu’il a du mal à manier, et The Evil Clergyman,
peut-être écrit en 1937, est très répétitif. Tout se passe comme si
l’écrivain fantastique s’éclipsait, dès lors qu’entrait en scène le
commentateur politique, tardif défenseur de cette " gauche " aux
contours flous qui choisit de porter Roosevelt au pouvoir. Vivre
l’histoire se laisser concerner par l’événement et prendre au piège de
l’espoir, c’est, d’une certaine manière, retrouver un temps qui va de
l’avant, et renoncer aux fantasmes ; même si cet engagement s’est
surtout manifesté au niveau d’échanges épistolaires que d’aucuns
pourront trouver dérisoires, en donner acte à l’auteur n’est que justice
: le fantastiqueur, habité d’images lourdement régressives, s’est, au
contact des circonstances, mué en politicologue. La littérature y a
peut-être perdu quelques contes, mais la cité a retrouvé l’un des
siens.
Comment nous pouvons apprendre d’Howard Phillips
Lovecraft à constituer notre esprit en vivant
sacrifice
Michel Houellebecq : H.P Lovecraft,
contre le monde, contre la vie (éditions du Rocher, 1999)
Les héros de Lovecraft se dépouilIent de
toute vie, renoncent à toute joie humaine, deviennent purs intellects,
purs esprits tendus vers un seul but : la recherche de la connaissance.
Au bout de leur quête, une effroyable révélation les attend : des
marécages de la Louisiane aux plateaux gelés du désert antarctique, en
plein cœur de New-York comme dans les sombres vallées campagnardes du
Vermont, tout proclame la présence universelle du Mal.
" Et il ne faut point croire que l’homme soit
le plus ancien ou le dernier des maîtres de la terre, ni que la masse
commune de vie et de substance soit seule à fouler le sol. Les Anciens
ont été, les Anciens sont encore, les Anciens seront toujours. Non point
dans les espaces connus de nous, mais entre ces espaces. Primordiaux,
sans dimensions, puissants et sereins. "
Le Mal, aux multiples visages,
instinctivement adoré par des populations sournoises et dégénérées, qui
ont composé à sa gloire d’effroyables hymnes.
" Yog-Sothoth est la porte. Yog-Sothoth est
la clef et le gardien de la porte. Le passé, le présent et le futur ne
font qu’un en Yog Sothoth. Il sait où les Anciens se sont frayé passage
au temps jadis ; il sait où ils se fraieront passage dans les temps à
venir. […]
Leur voix crie dans le vent, la conscience de
leur présence fait murmurer la terre. Ils courbent la forêt, ils
écrasent la cité ; et pourtant, ni la forêt ni la cité n’aperçoivent la
main qui frappe. Dans les déserts glacés Kadath les a connus, et quel
homme a jamais connu Kadath […]
Vous les connaîtrez comme une immonde
abomination. Leur main étreint la gorge, et vous ne les voyez pas ; et
leur demeure ne fait qu’un avec votre seuil bien protégé. Yog-Sothoth
est la clef de la porte par laquelle les sphères se rencontrent. L’homme
règne à présent où ils régnaient jadis ; ils régneront bientôt où
l’homme règne à présent. Après l’été vient l’hiver ; après l’hiver vient
le printemps. Ils attendent en toute patience, en toute puissance, car
ils régneront à nouveau.
Cette magnifique invocation appelle plusieurs
remarques. D’abord que Lovecraft était un poète ; il fait partie de ces
écrivains qui ont commencé par la poésie. La première qualité qu’il
manifeste, c’est le balancement harmonieux de ses phrases ; le reste ne
viendra qu’après, et avec beaucoup de travail.
Ensuite, il faut dire que ces stances à la
toute-puissance du Mal rendent un son désagréablement familier. Dans
l’ensemble, la mythologie de Lovecraft est très originale ; mais elle se
présente parfois comme une effroyable inversion de la thématique
chrétienne. C’est particulièrement sensible dans L’Abomination de
Dunwich, où une paysanne illettrée, qui ne connaît pas d’homme, donne
naissance à une créature monstrueuse, dotée de pouvoirs surhumains.
Cette incarnation inversée se termine par une répugnante parodie de la
Passion, où la créature, sacrifiée au sommet d’une montagne dominant
Dunwich, lance un appel désespéré : " Père, père… YOGSOTHOTH ! ", fidèle
écho du " Eloi, Eloi, lamma sabachtani ! ". Lovecraft retrouve ici une
source fantastique très ancienne : le Mal, issu d’une union charnelle
contre nature. Cette idée s’intègre parfaitement à son racisme
obsessionnel ; pour lui, comme pour tous les racistes, l’horreur
absolue, plus encore que les autres races, c’est le métissage. Utilisant
à la fois ses connaissances en génétique et sa familiarité avec les
textes sacrés, il construit une synthèse explosive, d’un pouvoir
d’abjection inouï. Au Christ nouvel Adam, venu régénérer l’humanité par
l’amour, Lovecraft oppose le " nègre ", venu régénérer l’humanité par la
bestialité et par le vice. Car le jour du Grand Chtulu est proche. Et
l’époque de sa venue sera facile à reconnaître : " A ce moment-là, les
hommes seront devenus semblables aux Anciens : libres, farouches,
au-delà du bien et du mal, rejetant toute loi morale, s’entre-tuant à
grands cris au cours de joyeuses débauches. Les Anciens délivrés leur
apprendront de nouvelles manières de crier, de tuer, de faire bombance ;
et toute la terre flamboiera d’un holocauste d’extase effrénée. En
attendant, le culte, par des rites appropriés, doit maintenir vivant le
souvenir de ces mœurs d’autrefois, et présager leur retour. " Ce texte
n’est rien d’autre qu’une effrayante paraphrase de saint
Paul.
Nous approchons ici des tréfonds du racisme
de Lovecraft, qui se désigne lui-même comme victime, et qui a choisi ses
bourreaux. Il n’éprouve aucun doute à ce sujet : les " êtres humains
sensibles " seront vaincus par les " chimpanzés graisseux " ; ils seront
broyés, torturés et dévorés ; leurs corps seront dépecés dans des rites
ignobles, au son obsédant de tambourins extatiques. Déjà, le vernis de
la civilisation se fissure ; les forces du Mal attendent " en toute
patience, en toute puissance ", car elles régneront à nouveau
ici-bas.
Plus profondément que la méditation sur la
décadence des cultures, qui n’est qu’une justification intellectuelle
superposée, il y a la peur. La peur vient de loin ; le dégoût en procède
; il produit lui-même l’indignation et la haine.
Vêtus de costumes rigides et un peu tristes,
habitués à réfréner l’expression de leurs émotions et de leurs désirs,
les protestants puritains de la Nouvelle-Angleterre peuvent parfois
faire oublier leur origine animale. Voilà pourquoi Lovecraft acceptera
leur compagnie, encore qu’à dose modérée. Leur insignifiance elle-même
le rassure. Mais, en présence des nègres ", il est pris d’une réaction
nerveuse incontrôlable. Leur vitalité, leur apparente absence de
complexes et d’inhibitions le terrifient et le dégoûtent. Ils dansent
dans la rue, ils écoutent des musiques rythmées… Ils parlent fort. Ils
rient en public. La vie semble les amuser ; ce qui est inquiétant. Car
la vie, c’est le mal.
C O N T R E L E M O N D
E , C O N T R E L A V I E
Aujourd’hui plus que jamais, Lovecraft
serait un inadapté et un reclus. Né en 1890, il apparaissait déjà à ses
contemporains, dans ses années de jeunesse, comme un réactionnaire
désuet. On peut aisément deviner ce qu’il penserait de la société de
notre époque. Depuis sa mort, elle n’a cessé d’évoluer dans un sens qui
la lui ferait détester davantage. La mécanisation et la modernisation
ont inéluctablement détruit ce mode de vie auquel il était attaché de
toutes ses fibres (il ne se fait d’ailleurs aucune illusion sur les
possibilités humaines de contrôle sur les événements ; comme il l’écrit
dans une lettre, " tout dans ce monde moderne n’est que la conséquence
absolue et directe de la découverte des applications de la vapeur et de
l’énergie électrique à une grande échelle ". Les idéaux de liberté et de
démocratie, qu’il abhorrait, se sont répandus sur la planète. L’idée de
progrès est devenue un credo indiscuté, presque inconscient, qui ne
pourrait que hérisser un homme qui déclarait : " Ce que nous détestons,
c’est simplement le changement en tant que tel. " Le capitalisme libéral
a étendu son emprise sur les consciences ; marchant de pair avec lui
sont advenus le mercantilisme, la publicité, le culte absurde et
ricanant de l’efficacité économique, l’appétit exclusif et immodéré pour
les richesses matérielles. Pire encore, le libéralisme s’est étendu du
domaine économique au domaine sexuel. Toutes les fictions sentimentales
ont volé en éclats. La pureté, la chasteté, la fidélité, la décence sont
devenues des stigmates ridicules. La valeur d’un être humain se mesure
aujourd’hui par son efficacité économique et son potentiel érotique :
soit, très exactement, les deux choses que Lovecraft détestait le plus
fort.
Les écrivains fantastiques sont en général
des réactionnaires, tout simplement parce qu’ils sont particulièrement,
on pourrait dire professionnellement conscients de l’existence du Mal.
Il est assez curieux que parmi les nombreux disciples de Lovecraft aucun
n’ait été frappé par ce simple fait : l’évolution du monde moderne a
rendu encore plus présentes, encore plus vivantes les phobies
lovecraftiennes.
Signalons comme une exception le cas
de Robert Bloch, un de ses plus jeunes correspondants (lors de leurs
premières lettres, il a quinze ans), qui signe ses meilleures nouvelles
lorsqu’il se laisse aller à déverser sa haine du monde moderne, de la
jeunesse, des femmes libérées, du rock, etc. Le jazz est déjà pour lui
une obscénité décadente ; quant au rock, Bloch l’interprète comme le
retour de la sauvagerie la plus simiesque, encouragé par l’amoralité
hypocrite des intellectuels progressistes. Dans Sweet Sixteen, une bande
de Hell’s Angels, simplement décrits au départ comme des voyous
ultraviolents, finit par se livrer à des rites sacrificiels sur la
personne de la fille d’un anthropologue. Rock, bière et cruauté. C’est
parfaitement réussi, parfaitement cohérent, parfaitement justifié. Mais
de telles tentatives d’introduction du démoniaque dans un cadre moderne
restent exceptionnelles. Et Robert Bloch, par son écriture réaliste, son
attention portée à la situation sociale de ses personnages, s’est très
nettement dégagée de l’influence de HPL. Parmi les écrivains plus
directement liés à la mouvance lovecraftienne, aucun n’a repris à son
compte les phobies raciales et réactionnaires du maître.
Il est vrai que cette voie est dangereuse, et
qu’elle n’offre qu’une issue étroite. Ce n’est pas uniquement une
question de censure et de procès. Les écrivains fantastiques sentent
probablement que l’hostilité à toute forme de liberté finit par
engendrer l’hostilité à la vie. Lovecraft le sent aussi bien qu’eux,
mais il ne s’arrête pas en chemin ; c’est un extrémiste. Que le monde
soit mauvais, intrinsèquement mauvais, mauvais par essence, voilà une
conclusion qui ne le gène absolument pas ; et tel est le sens le plus
profond de son admiration pour les Puritains : ce qui l’émerveille en
eux, c’est qu’ils haïssaient la vie et traitaient de platitude le fait
de dire qu’elle " ne vaut pas d’être vécue ". Nous franchirons cette
vallée de larmes qui sépare l’enfance de la mort ; mais il nous faudra
rester purs. HPL ne partage aucunement les espérances des Puritains ;
mais il partage leurs refus. II détaillera son point de vue dans une
lettre à Belknap Long (écrite d’ailleurs quelques jours avant son
mariage) :
" Quant aux institutions puritaines, je les
admire un peu plus tous les jours. Ce sont des tentatives pour faire de
la vie une œuvre d art, pour façonner un modèle de cruauté dans cette
porcherie qu’est l’existence animale — et il jaillit de là une haine de
la vie qui marque l’âme la plus profonde et la plus sensible. Je suis
tellement fatigué d’entendre des ânes superficiels tempêter contre le
puritanisme que je crois que je vais devenir puritain. Un intellectuel
puritain est un idiot presque autant qu’un antipuritain — mais un
puritain est, dans la conduite de sa vie, le seul type d’homme qu’on
puisse honnêtement respecter. Je n’ai ni respect ni aucune considération
d’aucune sorte pour tout homme qui ne vit pas dans l’abstinence et la
pureté. "
Sur la fin de ses jours, il lui arrivera de
manifester des regrets, parfois poignants, devant la solitude et l’échec
de son existence. Mais ces regrets restent, si l’on peut s’exprimer
ainsi, théoriques. Il se remémore nettement les périodes de sa vie (la
fin de l’adolescence, le bref et décisif intermède du mariage) où il
aurait pu bifurquer vers ce qu’on appelle le bonheur. Mais il sait que,
probablement, il n’était pas en mesure de se comporter différemment. Et
finalement il considère, comme Schopenhauer, qu’il ne s’en est " pas
trop mal tiré ".
Il accueillera la mort avec courage. Atteint
d’un cancer à l’intestin qui s’est généralisé à l’ensemble du tronc, il
est transporté le 10 mars 1937 au Jane Brown Memorial Hospital. Il se
comportera en malade exemplaire, poli, affable, d’un stoïcisme et d’une
courtoisie qui impressionneront ses infirmières, malgré ses très vives
souffrances physiques (heureusement atténuées par la morphine). Il
accomplira les formalités de l’agonie avec résignation, si ce n’est avec
une secrète satisfaction La vie qui s’échappe de son enveloppe charnelle
est pour lui une vieille ennemie ; il l’a dénigrée, il l’a combattue ;
il n’aura pas un mot de regret. Et il trépasse, sans autre incident, le
15 mars 1937.
Comme disent les biographes," Lovecraft mort,
son œuvre naquit ". Et en effet nous commençons à le mettre à sa vraie
place, égale ou supérieure à celle d’Edgar Poe, en tout cas résolument
unique. Il a parfois eu le sentiment, devant l’échec répété de sa
production littéraire, que le sacrifice de sa vie avait été, tout compte
fait, inutile. Nous pouvons aujourd’hui en juger autrement ; nous pour
qui il est devenu un initiateur essentiel à un univers différent, situé
bien au-delà des limites de l’expérience humaine et pourtant d’un impact
émotionnel terriblement précis.
Cet homme qui n’a pas réussi à vivre a
réussi, finalement, à écrire. Il a eu du mal. Il a mis des années. New
York l’a aidé. Lui qui était si gentil, si courtois, y a découvert la
haine. De retour à Providence il a composé des nouvelles magnifiques,
vibrantes comme une incantation, précises comme une dissection. La
structure dramatique des " grands textes " est d’une imposante richesse
; les procédés de narration sont nets, neufs, hardis ; tout cela ne
suffirait peut- être pas si l’on ne sentait , au centre de l’ensemble,
la pression d’une force intérieure dévorante. Toute grande passion,
qu’elle soit amour ou haine, finit par produire une œuvre authentique.
On peut le déplorer, mais il faut le reconnaître : Lovecraft est plutôt
du côté de la haine ; de la haine et de la peur. L’univers, qu’il
conçoit intellectuellement comme indifférent, devient esthétiquement
hostile. Sa propre existence, qui aurait pu n’être qu’une succession de
déceptions banales, devient une opération chirurgicale, et une
célébration inversée.
L’œuvre de sa maturité est restée
fidèle à la prostration physique de sa jeunesse, en la transfigurant. Là
est le profond secret du génie de Lovecraft, et la source pure de sa
poésie il a réussi à transformer son dégoût de la vie en une hostilité
agissante.
Offrir une alternative à la vie sous toutes
ses formes, constituer une opposition permanente, un recours permanent à
la vie : telle est la plus haute mission du poète sur cette terre.
Howard Phillips Lovecraft a rempli cette mission.
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